De chêne et d’os
Le voyage d’un tonneau des Domaines Barons de Rothschild Lafite, de l’arbre à la tonnellerie.
Le voyage d’un tonneau des Domaines Barons de Rothschild Lafite, de l’arbre à la tonnellerie.
Lorsque Jules César envahit la Gaule, au Ier siècle avant notre ère, les Romains font une découverte qui va changer le cours de l’histoire du vin. Ces armées, comme toutes les armées, ont fréquemment besoin de se désaltérer. Et, après avoir parcouru des milliers de kilomètres à travers l’Europe avec leurs lourdes amphores en terre cuite remplies de vin, ils sont stupéfaits de voir que les Gaulois conservent (et transportent) leur bière dans des tonneaux de bois maintenus par des cercles de fer.
La bière les laisse indifférents, mais ce mode de transport, pratique et maniable, les fascine. Les marchands romains font bientôt fermenter leur vin dans des tonneaux, qu’ils expédient ensuite à travers toute la mer Méditerranée. Plus tard, ils s’aperçoivent que ces voyages bonifient souvent leur marchandise ; pour une raison qu’ils ne s’expliquent pas, les tonneaux confèrent au vin des qualités mystérieuses, mais bien réelles.
Le chêne, qui pousse en abondance dans les forêts d’Europe continentale, est le bois de premier choix – sa souplesse le rend facile à plier et à façonner, tandis que sa structure à grain serré offre une étanchéité naturelle. De plus, il n’a probablement pas échappé aux Gaulois et aux Romains que les composés chimiques du chêne (lignines, lactones, tanins et vanilline, selon nos appellations modernes) enrichissent leurs breuvages de nouveaux arômes tout en atténuant leur amertume.
Plus de deux mille ans plus tard, presque rien n’a changé. La plupart des vins de Bordeaux continuent de vieillir dans des tonneaux fabriqués en bois français ; exemple quasi unique, dans les domaines Barons de Rothschild Lafite, nous fabriquons nos propres fûts à la tonnellerie du Château Lafite Rothschild. Lors du vieillissement en fûts, l’interaction entre le chêne et le raisin est essentielle au développement du corps de nos vins ; elle contribue à sa structure et à sa finesse, lui confère des saveurs subtiles, en réduit l’astringence et adoucit les tanins – autant de facteurs trop importants pour être laissés au hasard.
Nous avons rencontré Guillaume Gauthier, merrandier (ou fabricant de lames de bois) pour DBR Lafite et co-fondateur de la célèbre merranderie-tonnellerie ‘Gauthier Frères’, et Sylvain Guiet, responsable de la tonnellerie DBR, expert en tonnellerie, afin de mieux comprendre cette alliance complexe de la nature, de la science et du savoir-faire qui accompagne le voyage d’un tonneau de la forêt jusqu’à la cave.
Le bois n’a aucun secret pour Guillaume Gauthier. L’art de la merranderie exige une connaissance absolue des étapes menant de l’arbre au tonneau, notamment le travail préparatoire de sélection, de fendage et d’affinage du chêne avant la tonnellerie. Chez les Gauthier, la merranderie est une tradition familiale. Guillaume Gauthier marche dans les pas de son père et de son grand-père (lui-même ancien merrandier pour le célèbre cognac de la Maison Rémy-Martin).
Mais cet impressionnant arbre généalogique ne cesse de s’épanouir dans le travail du bois – ses branches portent loin. Les quatre oncles paternels de Guillaume Gauthier étaient tous merrandiers, ainsi que son propre frère. Qui d’autre ? « Ma mère aussi travaillait dans l’entreprise ! », précise-t-il.
Guillaume Gauthier explique que, loin d’arriver parfaitement formées, les douelles passent par de nombreuses étapes avant d’opérer leur métamorphose. D’un arbre vivant, on prend ce qu’on appelle la grume – la partie la plus droite (et la plus basse) d’un tronc de chêne abattu. La grume est ensuite détaillée en billons, des portions de tronc d’un mètre de long, à raison de cinq ou dix pièces de bois en moyenne par arbre. Déligner consiste à couper, à l’aide d’une scie à ruban, un quartier du billon en plusieurs tronçons ayant approximativement la même longueur, afin d’obtenir des lames de bois appelées douelles. Pour cela, on utilise la partie centrale du tronc – appelée poétiquement “bois de cœur” –, plus solide, plus étanche et plus résistante aux champignons que ne l’est l’aubier périphérique.
Vient ensuite la maturation, qui dure entre 1 et 3 ans – nous tablons sur une période de 18 à 24 mois –, d’abord à l’air libre pour permettre aux éléments d’extraire les tanins et l’humidité, qui fait mûrir et affine le bois, et garantit un juste équilibre entre les composants chimiques.
Après une longue période d’exposition, les lattes – ou, à présent, les douelles – seront entreposées à l’intérieur durant 6 mois de stabilisation, puis retaillées (pour obtenir des douves) avant d’entamer leur voyage vers la tonnellerie Lafite. Mais avant cela, revenons-en au chêne lui-même, longtemps avant sa transformation en tonneau de DBR Lafite. Bien, bien longtemps avant.
Dans le centre de la France, au milieu d’une forêt verdoyante de 10 000 hectares, se dresse un monument historique très particulier. Une chênaie, dont l’épaisse canopée filtre la lumière en longs rayons verts, abrite en son sein la Sentinelle. Ce vieil arbre, de 6.5 mètres de circonférence, veille sur la forêt de Tronçais depuis plus de 400 ans. Il s’agit peut-être de l’un des plus anciens spécimens de ce lieu, même si ses ‘jeunes’ voisins ont plusieurs siècles d’existence.
Paradoxalement, c’est à la guerre – et à un illustre homme d’État français – que nous devons ce paisible refuge, niché au cœur de l’Auvergne. Jean-Baptiste Colbert, Premier ministre de Louis XIV, avait été chargé de construire une flotte à même d’assouvir la soif de domination militaire du Roi-Soleil ; en 1670, il a créé les forêts du Tronçais et du Limousin dans le but de fournir le bois nécessaire à la construction d’hypothétiques navires – un projet qui nécessitait 200 années de patience. Entre les chênes, des hêtres et des mélèzes ont été plantés afin d’encourager les arbres à pousser haut, droit et sans nœuds : parfaits pour les mâts de bateaux.
Mais au moment où ces arbres sont arrivés à maturité, la Marine Royale a connu un tel essor que même ces ressources semblaient insuffisantes. Le passage à la machine à vapeur se faisait… à toute vapeur. À la fin du XVIIIe siècle, les forges alimentées au charbon de bois fonctionnaient à plein régime, entraînant une augmentation frénétique de l’abattage des arbres pendant la Révolution Française et sous le Premier Empire.
Aujourd’hui, l’entretien des forêts est assuré par l’Office national des forêts (ONF), un établissement public français qui gère la plantation, la culture raisonnée et l’abattage des arbres avec une extrême précision, selon une méthode nommée futaie régulière. Mais ici, précision ne rime pas avec vitesse. La temporalité prend, bien au contraire, des proportions vertigineuses.
Entre la plantation et le coup de hache, voici à quoi ressemble, dans les grandes lignes, la chronologie : les sylviculteurs plantent plusieurs centaines de jeunes chênes dans chaque parcelle de forêt – à titre d’exemple, la forêt de Tronçais est constituée de 400 parcelles de Quercus petraea, communément appelé ‘chêne sessile’ ou ‘chêne rouvre’. Cette espèce présente l’avantage de prospérer dans un environnement sec, densément planté, avec une forte compétition entre les jeunes arbres, ce qui donne lieu à une pousse lente, droite et sans nœud ; plus le grain est droit, meilleur sera le tonneau. Un certain nombre de hêtres et d’acacias ont été ajoutés, ainsi que quelques pins, charmes, sorbiers et cerisiers, afin d’encourager la diversité des espèces.
Les travailleurs de l’ONF éclaircissent les plantations environ deux fois au cours des 60 premières années de croissance ; une fois que les arbres ont atteint l’âge de 120 ans, ils (plusieurs générations de travailleurs plus tard, donc) commencent à couper, tous les 15 ou 20 ans. Mais comment un forestier sait-il quand le moment est venu d’abattre un arbre ? Le rythme de croissance varie d’un arbre à l’autre et tous les chênes n’atteindront pas la hauteur ou le diamètre voulu lors de la première évaluation. Cette décision repose sur une bonne dose d’intuition, une étude poussée et sur un savoir-faire ancestral.
Les arbres sélectionnés par Guillaume ont généralement entre 150 et 250 ans – les plus vieux arbres font-ils les meilleurs tonneaux ? Pas forcément. Si à 100 ans, un arbre est jugé trop jeune, il semblerait qu’il y ait aussi une limite de vieillesse : « Passé 300 ans, le bois peut être trop vieux », explique-t-il. « Il commence à changer et ses nouvelles caractéristiques le rendent moins intéressant pour la vinification ».
Les arbres prêts pour l’abattage – pas nécessairement les ‘meilleurs’ arbres de chaque parcelle, mais plutôt ceux dont la coupe contribuera à la bonne santé générale du lieu – sont marqués, inventoriés et inspectés par les merrandiers ou les fournisseurs qui en déterminent la valeur. Lorsque la vente aux enchères commence, les acheteurs peuvent faire une offre pour acquérir les arbres de certaines parcelles – ces derniers sont généralement vendus par lots de 100. Le piège ? Les offres doivent être formulées en l’espace de 20 secondes – quand le marteau se lève, il n’y a pas de place pour le doute dans l’esprit d’un merrandier.
Le bois des tonneaux DBR Lafite provient le plus souvent de la forêt de Tronçais, mais peut aussi contenir du chêne de Fontainebleau, Châteauroux, Blois et Saint-Palais ; chaque tonneau est numéroté et enregistré afin d’identifier l’origine de son bois pour pouvoir, plus tard, en marquer la provenance, et assurer la continuité d’une année sur l’autre.
Au début de notre visite de la tonnellerie Lafite, Sylvain Guiet nous précise que l’art du tonnelier n’est pas qu’affaire de savoir-faire – il est aussi ancré dans le corps du fabricant. La force particulière nécessaire pour soulever, façonner et déplacer les tonneaux, est une sorte de mémoire musculaire qui s’acquiert uniquement à force d’expérience, et la structure unique de chaque pièce doit être manipulée avec attention et sensibilité ; l’apprentissage est donc fondamental.
La tonnellerie actuelle a été conçue en 1987. De manière générale, dit Sylvain Guiet, la méthode diffère peu d’une tonnellerie à l’autre mais chacun détient ses petits secrets de fabrication. La forme des douelles, l’intensité et la durée de la chauffe aromatique ainsi que les machines utilisées peuvent varier selon le résultat escompté.
Il y a trois étapes préliminaires : la mise en taille, qui consiste à égaliser les longueurs des douelles, le dolage, par lequel on arrondit leur surface extérieure, et le jointage, qui permet d’assembler les douelles entre elles. Le bouge est la partie la plus ventrue du tonneau. Pour créer le tonneau, les douelles doivent être jointées en une forme légèrement convexe – plus larges en leur milieu et effilées aux extrémités. En effet, à ce stade, les douelles présentent la même longueur mais pas nécessairement la même largeur ; des tailles différentes permettent aux tonneliers d’obtenir un meilleur serrage et une forme parfaite, un procédé que l’on surnomme tendrement montage de la tulipe.
Le montage à proprement parler commence alors pour de bon. Plusieurs cercles en métal, appelés bâtissures, sont ajustés sur la partie supérieure, là où les douelles sont assemblées, afin de donner au tonneau sa forme circulaire. Une première chauffe assouplit le bois, réchauffe les fibres pour en améliorer la flexibilité – un peu comme une séance d’échauffement, qui réduit les risques de blessures lors d’une activité physique. Après quoi, on utilise un cabestan qui cintre délicatement le tonneau et, sur la partie basse, rapproche des douelles entre elles pour leur donner leur forme finale.
La phase suivante, de chauffe ou de ‘bousinage’, se déroule au-dessus d’une flamme nue, alimentée par des morceaux de chêne et entretenue avec soin. Le toastage est la signature de chaque tonnellerie, fruit d’une collaboration entre le tonnelier et le vigneron, qui déterminent ensemble la durée et la température pour chaque domaine, celles qui seront les plus aptes à faire ressortir les qualités du bois.
La vanilline, par exemple, est la molécule responsable des arômes vanillés, doux et sucrés du chêne.
Plus elle est chauffée, plus ses arômes sont puissants. Elle peut évoquer le pain grillé et même le café (un des arômes de prédilection du cognac, nous indique Guiet) ou s’attarder dans des notes épicées, caramélisées, voire brûlées. La chaleur adoucit également les tanins, pour une structure plus ronde débarrassée des dernières notes vertes.
À propos des fûts de Château Lafite Rothschild, explique Sylvain, les consignes sont strictes : le goût du raisin doit dominer – seul un toastage court mais intense est autorisé, de façon à empêcher l’apparition d’arômes trop vigoureux dans le bois. Pour les fûts destinés à contenir du Sauternes de Rieussec, un toastage plus long et moins fort est de mise, permettant une pénétration plus profonde et la révélation de qualités plus riches. Le processus pour Château Duhart-Milon se situe pour sa part entre les deux, avec un toastage ni trop chaud, ni trop froid (dans le style de Boucle d’Or).
Une fois le bousinage terminé, on enserre le tonneau dans des cercles métalliques pour qu’il garde sa forme ; tandis que le bois refroidit, une rainure appelée “jable” ou “croze” est découpée de part et d’autre du fond du fût, et le rebord du tonneau est parachevé. Plusieurs douelles sont ensuite façonnées et découpées en forme de ronds aux bords biseautés, pour former les fonds supérieur et inférieur – grâce à leurs bords taillés obliquement, elles se logeront aisément dans le jable. Une pâte faite de farine et d’eau assurera l’étanchéité de la fermeture.
Après un premier test de serrage, c’est à présent l’heure de vérité : l’étanchéité est mise à l’épreuve. On introduit de l’eau chaude et de l’air sous pression à l’intérieur du tonneau par le trou de bonde – à la moindre trace d’humidité, il faut changer les lattes défectueuses et parfaire les joints afin d’éviter de futures fuites. Les tonneliers n’aiment pas en passer par là ; défaire pour refaire prend du temps, ils espèrent toujours qu’aucune goutte d’eau ne s’échappera.
Au cours de ces étapes, le tonneau est maintenu par six cercles de métal, ou ‘bâtissures’ – trois à chaque extrémité, dont quatre sont à présent remplacés par de nouveaux cercles. Le cercle de bouge est le plus proche de la partie centrale du tonneau, avec la bande extérieure appelée collet.
Enfin, pour les tonneaux Lafite, un trou de bonde, ou une esquive, est découpé sur le dessus, et une petite plaque gravée du nom de Château Lafite Rothschild est fixée. Une barre de fond en pin est fixée à la base du tonneau pour le renforcer – c’est l’unique pièce de tout ce processus qui n’est pas en chêne, pour la simple raison qu’elle n’entrera jamais en contact avec le vin.
Puis un dernier cercle de métal est ajouté à la tête du tonneau, et deux cercles de châtaignier tenus par une fine branche d’osier viennent fermer le bord extérieur, où les douelles dépassent de la tête du tonneau.
Encore une étape ? Oui, il ne manque plus qu’une chose…
Le corps du vin est un concept très discuté, mais la définition qu’on en donne est souvent trop simpliste. C’est un terme fourre-tout, qui recouvre aussi bien la sensation en bouche que la teneur en alcool, en passant par le ‘poids’, la texture, la richesse, l’acidité, les tanins, la douceur, voire le moelleux du vin. S’il est généralement admis que le vieillissement en fût donne plus de corps au vin – le rendant plus ample ou plus lourd, indépendamment du cépage ou du millésime –, la vérité est en réalité plus subtile.
Tandis que le vin s’imprègne des qualités du bois (des quelques centaines que nous connaissons déjà, et probablement d’autres encore dont nous ignorons l’existence), il se transforme à jamais. La plupart des composants qui définissent le corps et le bouquet d’un vin sont modifiés d’une manière délicate et complexe, et c’est dans leur combinaison que naît un millésime qui est toujours plus que la somme de ses parties. En un mot ? C’est l’alchimie.
Quand un vin est goûté pour la première fois, on y trouve un condensé de l’année de sa mise en bouteille : 12 mois de météo clémente ou capricieuse, la croissance rapide ou lente des vignes, les mains qui ont récolté les raisins, et même les événements culturels ou politiques qui se sont déroulés tel ou tel jour. C’est une capsule temporelle qui, une fois débouchée, mobilise nos sens, nos souvenirs, nos émotions, pour nous transporter vers une autre époque. Et si nous pouvions prendre en compte l’influence du bois de fût dans ce voyage dans le temps ? Le chêne en question a peut-être été planté deux siècles avant qu’une seule grappe de raisins ne soit pressée… Imaginez ce qui a pu se passer jadis.
Avant de clore notre entretien, nous avons demandé à Guillaume Gauthier s’il aimait un arbre en particulier. « Dans la forêt de Bercé », répond-il, « près d’un petit village appelé Jupille, il y a une parcelle d’arbres préservée. Là-bas, les chênes ont plus de 300 ans. J’aime m’y rendre, c’est si paisible… Quand on lève les yeux, on a l’impression d’être dans une cathédrale ».
Le bon-Dieu : dispositif en bois sculpté, servant à maintenir les douelles en place durant les premières étapes de l’assemblage
La chasse : petit outil, frappé avec un marteau, qui sert à positionner les cercles de serrage au bon endroit
Le racloir de Fond : outil similaire à une ponceuse, utilisé à la main pour lisser les éclats ou les aspérités du bois
Le rabot : lame utilisée à la main, qui sert à couper et à lisser en suivant un angle peu profond
Le chien : un outil propre à la tonnellerie qui vient aligner et maintenir les extrémités des douelles pendant l’assemblage, avant et pendant le « pas d’asse » (lorsque la rainure est découpée autour de l’ouverture du tonneau).
Le compas : instrument utilisé pour déterminer et ajuster la circonférence du tonneau – afin de calibrer les machines et de coordonner les dimensions de la rainure, de la base et du fond (afin que le bas et le haut du tonneau coïncident !)