Le Journal / Souffle

Un air de déjà vu

À la recherche des gestes perdus. Autrefois de rigueur, certaines techniques de vinification ont laissé la place à d’autres pratiques. Aujourd’hui, l’innovation ne fait pas sans la tradition.

Scrollez

Chaque matin, le rituel démarre lorsque Charbel Abboud descend les marches qui mènent au chai de Château L’Evangile. À peine les portes poussées, cela est devenu un réflexe : le Maître de Chai hume l’air. Il repère les odeurs et sait directement si le processus suit son cours. Ensuite, ses mains s’approchent des cuves. Au toucher, il sonde les températures.

Ses premiers gestes sont ceux, presque primitifs, qui font l’âme du vin.

Charbel Abboud, Maître de Chai à Château L’Evangile nous offre un voyage dans le temps, à la découverte de nos pratiques historiques.

“Le millésime nous dit comment on doit le travailler, pas l’inverse. Il faut respecter le produit, jusqu’à la dernière étape. C’est pourquoi parfois, en fonction du millésime, on va invoquer des gestes très anciens.”

Les mouvements traversent le temps

Les premières représentations du processus de vinification remontent à l’Égypte antique. Au 3ème millénaire avant notre ère, on a retrouvé des scènes de pressurage et de vendange. Quinze siècles plus tard, on sait que le Château Lafite Rothschild produit déjà du vin – il est cité tel quel en 1224. 

De génération en génération, d’époque en époque, des gestes s’apprennent, s’affinent et se transmettent. S’il n’existe pas de bible des Maîtres de Chai, la passation se veut plus informelle, par les mots, le regard et la répétition. La vinification d’aujourd’hui est un véritable témoignage de notre passé.
Et comme toute bonne vinification prend son temps et s’écoute, ce sont les millésimes qui dictent les gestes à suivre. Charbel Abboud précise : « Le millésime nous dit comment on doit le travailler, pas l’inverse. Il faut respecter le produit, jusqu’à la dernière étape. C’est pourquoi parfois, en fonction du millésime, on va invoquer des gestes très anciens.

Vivre avec le produit… et la technologie

Si on devait trouver un premier responsable à toutes ces techniques oubliées, ce serait certainement la technologie. Elle a pris toute sa place dans le paysage de nos chais, au milieu de centaines de barriques en chêne et d’amphores en terre cuite.

L’entonnage est un bel exemple de l’évolution de nos gestes. Jusqu’à la fin des années 2010, le remplissage de nos barriques se faisait à l’oreille. Le maître de chai devait faire preuve de beaucoup de concentration pour déterminer le bon moment pour arrêter le transfert. L’opacité du matériau et le robinet rentré à 10 cm environ à l’intérieur ne lui permettant pas de vérifier par ses yeux, il devait se fier à son ouïe. 

Désormais, ce sont des robinets entonneurs qui détectent automatiquement quand la barrique est pleine. Un léger signal sonore indique au maître de chai que la manœuvre est terminée et que l’on peut passer à la suivante. L’outil requiert beaucoup moins d’attention mais Charbel Abboud sait qu’il faut toujours « vivre avec le produit » et veiller aux potentielles fuites.

Grâce au robinet entonneur, le remplissage s’arrête automatiquement lorsque le niveau est atteint
Un lève barrique en pleine action au chai de Château L’Evangile

Des muscles (d’acier) en renfort

Celles et ceux qui, un jour, ont eu à travailler dans un chai, le savent : porter des barriques requiert une force considérable. En plus des mesures de sécurité nécessaires, tous ces mouvements répétitifs peuvent user le corps. Certains gestes sont donc devenus plus automatisés pour soulager les maîtres de chai et leurs équipes.  

Désormais, ce sont donc des lèves-barriques qui, à l’aide d’un bras en acier, s’occupent d’attraper les tonneaux pour les déplacer et les ranger. Charbel Abboud spécifie : « par contre, une fois posée sur son support ou sur une autre barrique, on vérifie manuellement pour s’assurer qu’elle ne soit pas de travers, pour écarter tout risque de chute. Quand il y a trop de technologies, c’est qu’il n’y a pas assez de gestes humains.»

Un soutien de poids qui transforme nos gestes, sans complètement les faire disparaître.

“Quand il y a trop de technologies, c’est qu’il n’y a pas assez de gestes humains”.

Dans l’air du temps

Et si parfois les techniques s’oublient, c’est au profit d’une vinification plus respectueuse du produit, des travailleurs et de l’environnement. Le vignoble de Château L’Evangile est certifié bio depuis 2021. Depuis plusieurs années, la propriété s’est préparée à cette transition. Mais la mise en conformité du travail dans les terres et les vignes ne suffit pas. 

À partir du 18ème siècle, les producteurs utilisent la technique du soufrage des barriques pour aseptiser le bois et conserver le vin en élevage. Mais si le soufre est connu pour ses propriétés antiseptique et antioxydante, il s’avère que c’est aussi un produit polluant, irritant et allergène. Lors du soufrage des barriques (aussi appelé méchage), les maîtres de chai et leurs équipes étaient habitués à utiliser un masque avec filtre au moment d’allumer la pastille de soufre et de la plonger dans la barrique. 

Auparavant, toutes les barriques, une fois vidées, étaient systématiquement lavées et méchées – soit environ 200 barriques par millésime. Aujourd’hui, on a beaucoup moins recours au soufrage – seulement pour les barriques qui vont rester vides plus d’une quinzaine de jours. Pour celles qui vont directement être re-remplies, elles passent par une machine qui lave et stérilise – sans utiliser de soufre ! Grâce à un programmateur, le protocole de la machine tient compte des précédentes opérations : si une barrique a déjà été lavée il y a un mois, la quantité d’eau utilisée ou la température va être revue à la baisse pour préserver la consommation d’eau et d’électricité.

Opération de méchage de la barrique en cours : on peut voir la pastille de soufre incandescente plongée dans la barrique à l’aide d’une tige.
Aujourd’hui, la majorité des barriques sont nettoyées et stérilisées sans utiliser de soufre.

La flamme s’éteint

Dans les recoins du chai de Château L’Evangile, résident encore des vestiges des techniques d’un temps passé. Des vieux chandeliers nous rappellent qu’il n’y a pas si longtemps, on pratiquait encore ici le soutirage à la bougie.


Cette technique permettait de filtrer le vin et d’écarter toutes les particules résiduelles présentes dans le fond de la barrique lors des opérations de transfert. Lors du soutirage, on plaçait une bougie à l’ouverture de la barrique contenant le vin. Lorsqu’on arrivait à la fin du transfert, on versait un peu de vin dans un verre transparent, qu’on plaçait au-dessus de la flamme pour observer sa limpidité. Lorsque le vin devenait trop trouble et trop chargé en dépôts, on arrêtait le transfert.

Aujourd’hui, Charbel Abboud utilise une lampe led pour le soutirage, mais avoue qu’il succomberait volontiers au charme du chandelier pour le faire “à l’ancienne”.

Grâce à la lumière de la flamme, le maître de chai sait quand il doit arrêter le transfert à cause des dépôts.

Le Château L’Evangile est fier de perpétuer d’autres gestes historiques, dont voici un florilège.

Le collage : technique datant de l’Antiquité qui consiste à ajouter une substance (souvent du blanc d’oeuf) dans le vin en cuve ou barrique, pour faire tomber les tanins indésirables dans le fond.

La vinification intégrale en barrique : fait de mettre en barrique une partie de sa récolte de raisins entiers, jusqu’à leur macération et fermentation. 

L’ouillage : ou “remplissage jusqu’à l’œil”, c’est-à-dire jusqu’à l’ouverture du tonneau. Depuis le 14ème siècle et l’apparition des tonneaux, on maintient le niveau maximal des fûts pour compenser les pertes dues à l’absorption ou l’évaporation de l’air.

La teinte des barriques : usage bordelais qui consiste à peindre en rouge tout le milieu des fûts, pour éviter les tâches de vin non harmonieuses pendant l’ouillage. 

Dans nos chais, certains de nos gestes se répètent depuis des siècles. De gauche à droite : le collage au blanc d’oeuf, la vinification intégrale en barrique, l’ouillage et la teinte des barriques.
Dans nos chais, certains de nos gestes se répètent depuis des siècles. De gauche à droite : le collage au blanc d’oeuf, la vinification intégrale en barrique, l’ouillage et la teinte des barriques.
Dans nos chais, certains de nos gestes se répètent depuis des siècles. De gauche à droite : le collage au blanc d’oeuf, la vinification intégrale en barrique, l’ouillage et la teinte des barriques.
Dans nos chais, certains de nos gestes se répètent depuis des siècles. De gauche à droite : le collage au blanc d’oeuf, la vinification intégrale en barrique, l’ouillage et la teinte des barriques.

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