Lafite et L’Évangile : tribulations au siècle des Lumières
Le XVIIIe siècle a été mouvementé pour les vins de Bordeaux. Entre progrès techniques et procès entre héritiers, entre légende et réalité, c’est aussi l’époque où Lafite et Château L’Évangile passent de l’ombre à la lumière.
Les philosophes des Lumières buvaient-ils du vin de Bordeaux ? La question est délicate. Car depuis le Moyen-Âge, les viticulteurs bordelais commercent surtout avec l’Angleterre. Les vins de Pauillac sont très prisés outre-Manche, mais ils restent méconnus en France.
Pour Lafite, le tournant s’opère vers le milieu du siècle. Le domaine est alors la propriété des barons de Ségur, une des plus grandes familles du Royaume. On améliore les procédés de vinification (le XVIIIe siècle est aussi un grand siècle d’innovations techniques), le domaine s’agrandit… et en 1760, le vin est officiellement présenté à la Cour de Versailles par l’entremise du duc de Richelieu. La légende raconte que le roi Louis XV en fut émerveillé. Le duc y aurait même gagné le titre de « prince de la vigne » ! La réalité est plus nuancée. Mais l’essentiel est là : ayant fait son entrée dans les salons parisiens, le Château Lafite Rothschild passe bientôt de mains en mains, de la coupe aux lèvres et de bouche-à-oreilles…
En 1776, un « état du domaine » montre même que le Château accueille régulièrement des négociants mais aussi des curieux « attirés par la réputation du lieu ».
Révolution et révélation
La fin du siècle, avec la Révolution, sera plus mouvementée. La famille Ségur doit vendre le Domaine, et les nouveaux propriétaires se déchirent en procès d’héritage ; l’un d’eux finira guillotiné (sans lien avec la vigne). Le Château est acquis par la famille Rothschild en 1868. Le cru est classé, et les vieilles histoires oubliées.
Reste la question : et les Lumières, alors ? Eh bien, désormais, on sait ! L’historien Laurent Chavier vient d’exhumer un document datant de 1788, dans lequel la chambre de commerce de Bordeaux fait parvenir « en remerciement » une barrique de vin Lafite à l’abbé Morellet. Un abbé bien connu à l’époque pour avoir défendu avec Voltaire la tolérance religieuse et avoir écrit cinq articles dans la fameuse Encyclopédie de Diderot et D’Alembert. Fiat Lux !
L’Evangile : une histoire de testaments
Le XVIIIe siècle est également décisif pour Château L’Evangile. Acquis par la famille Léglise auprès des sœurs Pipaud en 1719, le domaine ne cesse de s’étendre au fil du siècle : les cultures se diversifient et la culture de la vigne se développe, sur une rive alors peu connue pour ses vins.
« C’était une zone de polyculture, explique l’oenologue Neal Martin, auteur de l’ouvrage de référence « Pomerol ». En 1741, un tiers de la surface était plantée de vignes rudimentaires ».
En 1773, Jeanne Léglise se marie avec Jean Feuilhade, fils du maire de Libourne et pionnier en matière de sélection de cépages nobles sur le terroir de Pomerol. Le vin gagne peu à peu en qualité, comme dans le Médoc. A la mort de Jean, en 1790, Jeanne est attaquée en justice par les sœurs de Jean – décidément une histoire de femmes ! Elle parvient tout de même à conserver la parcelle la plus propice à la vigne, sur le long trait de graves qui en fait le secret. Sur une terre qui accueille les pèlerins de Compostelle, le vin est bientôt baptisé « Domaine de L’Évangile », et enregistré sous ce nom en 1798.
Dès la deuxième édition du Cocks Féret, en 1868, Château L’Évangile est répertorié et considéré comme un “Premier Cru du Haut-Pomerol”. Ça y est, le domaine de L’Évangile est définitivement entré dans la lumière.
L’ivresse d’une Nuit révolutionnaire
Le 4 août 1789, la France est plongée dans le chaos. Dans la foulée de la chute de la Bastille, les châteaux brûlent un peu partout dans les provinces. C’est alors qu’une poignée de nobles décide de s’allier aux députés du Tiers-Etat pour lancer un des épisodes les plus fameux de la Révolution : la nuit de l’Abolition des privilèges.
Avant que cette nuit ne commence sur les bancs surchauffés de l’Assemblée Nationale, on raconte que le duc d’Aiguillon (un cousin de la famille de Richelieu) a donné « un grand dîner » où toute la noblesse était invitée. Du Château Lafite fut-il servi aux députés de la noblesse ? On ne le sait pas, car de ces tractations nul n’a jamais rien dit. Mais il est certain, nous disent les historiens, que le vin qui coulait a favorisé la concorde nationale.
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