Le Journal / Souffle

Décanter ou reboucher ?

Comment exposer un vin au souffle de l’air, avec Frédéric Domingo

Scrollez

Depuis 20 ans, Frédéric Domingo prépare les vins pour les réceptions et les dégustations au Château Lafite Rothschild. En tant que sommelier, il prend soin de la cave, écarte les mauvaises bouteilles et rebouche les vins les plus anciens, notamment pour les protéger de l’oxygène. Car si l’air peut aider à révéler un vin lors d’un carafage, il peut aussi en détruire les saveurs sur le long terme. Dans cette interview, Frédéric livre ses meilleurs conseils, pour apprendre à sublimer ou préserver un vin rouge.

Bonjour Frédéric ! Pour commencer, pouvez-vous nous expliquer le principe de la décantation ? Qu’est-ce que c’est, et à quoi ça sert ?

La décantation peut avoir deux buts : elle sert à oxygéner les vins jeunes, ou à enlever le dépôt présent dans les vins matures.

Pour les vins âgés, c’est surtout pour ne pas avoir de dépôt dans la bouteille. C’est quand même plus sympa d’avoir uniquement du vin clair dans son verre, surtout quand on a 5 ou 6 personnes à table ! Les premières à être servies auraient bien le vin clair, mais la dernière n’aurait que le dépôt.

Après, ça dépend des régions et des traditions. Les amateurs de vieux Bourgogne, par exemple, déconseillent de décanter certains Bourgogne, même âgés. Ils boivent tout, dépôt compris ! C’est une autre approche. “Il y a à boire et à manger” comme on dit.

Et il y a plusieurs manières de décanter, c’est bien ça ? 

C’est ça. La simple décantation, c’est le fait de décanter une bouteille dans un autre flacon, une carafe par exemple. Et de déguster le vin depuis cette carafe.

Mais on peut aussi procéder à une double décantation, chose que l’on fait beaucoup au Château Lafite Rothschild. Là, on décante d’abord le vin dans un autre flacon, avec un entonnoir et un filtre qui servent à séparer le dépôt du vin clair. Ensuite, on rince la bouteille d’origine, et après nettoyage, on y verse à nouveau le vin. L’objectif, c’est que le vin retrouve sa bouteille d’origine après la décantation. 

Processus de décantation d’une bouteille dans le laboratoire du Château Lafite Rothschild

Le grand avantage de la double décantation, c’est qu’au lieu d’avoir une carafe neutre sur la table, on a la bouteille d’origine avec son étiquette historique. C’est quand même plus sympa de présenter et d’ouvrir une belle bouteille !

Après, pour une double décantation, il faut aller assez vite : tout se passe en quelques minutes. Car si le vin reste trop longtemps dans la carafe, ou dans un autre flacon très aéré, le risque est de le dénaturer.

Parlons justement des effets de l’oxygène sur un vin. Pouvez-vous en dire plus ? Que se passe-t-il entre le vin rouge et l’air ?

D’un côté, il y a l’oxygénation. Avant la dégustation, pendant la décantation ou le carafage, on cherche à exposer le vin à l’air pour améliorer son goût et ses arômes.

Cela peut être nécessaire pour de vieux vins, mais c’est bon aussi pour les vins très jeunes : ça invite ses substances aromatiques à se déployer, à se libérer. Les saveurs du vin se mélangent, et ses composants s’équilibrent : l’acidité, la douceur… Le souffle de l’air va agir comme un exhausteur de goût !

De l’autre côté, il y a l’oxydation : s’il y a un apport d’oxygène régulier pendant longtemps, le vin va s’oxyder. Cela arrive lorsque le bouchon a laissé passer trop d’oxygène dans la bouteille. Et là… ça finit en piqûre acétique. L’acide acétique, c’est par exemple ce qu’on trouve dans le vinaigre.  

Donc ça peut sembler assez paradoxal : mais autant l’oxygène peut être nécessaire pour déguster un vin et le révéler, autant il peut devenir un ennemi sur le long terme. pendant la garde.

Préparation des vins à déguster pendant les Primeurs

Vous nous parlez de l’intérêt de carafer un vin jeune, de décanter un vin vieux… Mais comment reconnaître un vin jeune d’un vin vieux ?

A l’échelle de Lafite, on parle de vins jeunes pour des vins qui ont déjà 10 ou 15 ans ! Mais en réalité, il n’y a pas que l’année qui entre en jeu, le millésime compte beaucoup. Nous, on a une certaine connaissance de nos vins, donc on sait quels millésimes méritent plus d’oxygénation que d’autres. Pour vous donner une idée, entre le rebouchage et la préparation des vins, en 20 ans, je crois que j’ai dû goûter entre 130 ou 140 millésimes de Lafite. Mais de manière générale, je dirais qu’un Bordeaux qui a entre 5 et 10 ans, c’est bien de le carafer.

À l’inverse, pendant la dégustation des Primeurs, des journalistes dégustent des vins qui ont été mis en bouteille seulement 6 ou 8 mois auparavant ! Là, par exemple, pour que le vin donne le maximum de son potentiel malgré sa jeunesse, il faut l’oxygéner. 15 ou 20 minutes avant la dégustation, on va faire une double décantation avec un passage de carafage : on décante le vin dans une carafe, on le laisse dedans pendant 2 ou 3 minutes, puis on le remet dans sa bouteille d’origine. Le but, c’est de bénéficier de l’aération de l’aller, de celle du retour, et de quelques minutes supplémentaires entre les deux, dans la carafe.

Si on décante un vin quand il est jeune, est-ce qu’il va donner une idée de ce à quoi il ressemblera quand il sera vieux ? Ou le goût sera encore différent ?

Non, le décanter ça ne suffit pas. Un vin qui a 10, 15 ou 20 ans aura développé des arômes tertiaires. Des aspects de tabac, de cèdre, de cuir… Mais le fruit ne va pas se transformer en tabac parce qu’on l’a décanté 30 minutes avant. Pour obtenir ces goûts-là, il faut attendre l’évolution naturelle du vin en bouteille. 

Un vin très jeune n’aura que des notes fruitées, mais grâce à la décantation, ses tanins seront plus ouverts.

Carafer, décanter… Ça se passe toujours 15 ou 30 minutes avant ? Ou il vaut mieux laisser le vin prendre l’air plus longtemps ?

Disons que c’est le minimum. Si les millésimes sont moins structurés, on peut les carafer juste avant la dégustation. Mais pour des millésimes qui ont plus de matière, on peut passer à 1 heure, 1h30, voire 2 heures. Mais dans la grande majorité des cas, au-delà de 2 heures, cela ne sert à rien.

Parmi vos missions de sommelier, il y a aussi le rebouchage d’anciens millésimes. Quel est l’intérêt du rebouchage ?

Reboucher, ça permet de garder de vieux vins dans de très bonnes conditions. On rebouche un vin quand son bouchon devient trop sec, qu’il risque de devenir cassant et de laisser passer trop d’oxygène. Car si les bouchons sont trop poreux, le niveau du vin va commencer à baisser. On préfère alors les changer, et refaire le niveau. 

On le fait quand c’est nécessaire, quand on commence à ouvrir certains millésimes et qu’on se rend compte que les bouchons sont un peu secs. Actuellement, par exemple, je rebouche les Lafite 1989. Ils ont 35 ans, mais ils ont un potentiel de garde énorme. Alors on change le bouchon… et c’est reparti !

La BD « Retiens ton souffle » à Lafite

Et puis, sans rebouchage, on ne pourrait pas goûter un Lafite 1870 par exemple. S’il n’avait jamais été rebouché, son niveau serait descendu, dans le meilleur des cas, à la mi-épaule [ndlr : sous le goulot, l’endroit où la bouteille s’arrondit], et le vin serait oxydé, il aurait trop évolué. Si on le rebouche tous les 30 ou 40 ans, la qualité du vin peut se maintenir.

Si les millésimes sont moins structurés, on peut les carafer juste avant la dégustation. Mais pour des millésimes qui ont plus de matière, on peut passer à 1 heure, 1h30, voire 2 heures

Et vous procédez comment, pour ouvrir et reboucher un vin… sans l’exposer à l’air ? 

On ne peut pas l’ouvrir dans une pièce normale, on se place sous une hotte stérile. La bouteille reste ouverte entre 30 et 40 secondes au total, pendant lesquelles on refait le niveau de la bouteille en utilisant des bouteilles du même millésime. On sacrifie environ une bouteille pour remettre à niveau 50 ou 60 autres.

Une fois que la bouteille a bien été nivelée, on met une petite goutte de bisulfite et on la rebouche aussitôt. En même temps, on envoie de l’argon – un gaz neutre – qui va venir remplir “l’espace de dilatation”, qui se situe entre le vin et le bouchon. Ce gaz va préserver le vin, au lieu de laisser entrer l’air ambiant ou l’oxygène.

À l’époque, le maître de chai se déplaçait dans différents pays et villes pour reboucher les bouteilles des particuliers. Cette tradition a disparu ?

Oui, maintenant, très peu de châteaux pratiquent le rebouchage pour des particuliers, car le cadre juridique est devenu assez compliqué. Au Château Lafite Rothschild, on a arrêté dans les années 2000. 

Cave pour les vins de garde à Château Lafite Rothschild

Et donc aujourd’hui, si une personne veut faire reboucher une bouteille… comment peut-elle faire ? Si on doit les reboucher tous les 30 ou 40 ans, ça veut dire que les très vieilles bouteilles n’existent plus que dans les Châteaux ?

On peut trouver, des fois, des particuliers qui ont reçu une bouteille très ancienne en héritage, mais souvent les niveaux ne sont plus bons et le vin n’est plus à sa juste valeur. 

Il faut savoir que le vin a trois principaux ennemis : la lumière, les vibrations, et les gros changements de température. 

S’il est conservé à l’abri de ces ennemis, dans un lieu avec un bon taux d’humidité, le bouchon va garder son élasticité et son effet. Avec un bon niveau d’humidité, un bouchon de très bonne qualité peut tenir 40 ou 50 ans ! À l’inverse, s’il est dans une cave très sèche, il va sécher, laisser passer l’oxygène, l’air ambiant, les odeurs…

D’ailleurs, il ne faut surtout pas mettre d’ail, ni d’oignon, à côté de ses bouteilles ! Comme le bouchon est micro-poreux, les odeurs fortes peuvent s’infiltrer dans la bouteille. Mais c’est aussi tout l’avantage de la porosité qui permet une évolution lente du vin. 

Bouchon Château Lafite Rothschild 1996

C’est bien noté ! Si vous rebouchez les Lafite 1989 en ce moment, ça veut dire que les personnes qui ont, chez elles, une bouteille des années 80 ou 90, devraient se dépêcher de la boire avant qu’elle ne s’oxyde ?

Nous, on anticipe. En ce moment, par sécurité, on rebouche les Lafite 1989 car on sent que le bouchon commence à sécher. Mais en réalité, on ne pourrait les reboucher que dans 10 ans ! Donc si une personne a dans sa cave une bouteille de 1986, pas de panique : ça ne veut pas dire qu’elle est déjà mauvaise ou risque de le devenir !

Il faut surtout regarder le niveau du vin dans la bouteille, c’est-à-dire l’espace entre le vin et le bouchon. Si un vin est bien conservé, au bout de 40 ans, le niveau arrivera en bas du goulot, et ça n’est pas catastrophique. Quand le niveau arrive à mi-épaule, ou bas épaule… là, ça devient gênant.

Mais encore une fois, s’il est conservé dans de bonnes conditions, un bon bouchon va permettre, pendant 40 ou même 50 ans, de protéger le vin et de garder son niveau.

Il faut surtout regarder le niveau du vin dans la bouteille, c’est-à-dire l’espace entre le vin et le bouchon. Quand le niveau arrive à mi-épaule, ou bas épaule… là, ça devient gênant.

Vérification du dépôt à l’aide d’une lumière lors de la décantation

Et si on se rend compte que le niveau est bon, et qu’on souhaite déguster ce vin chez soi, sans avoir trop de matériel… Avez-vous des conseils pour l’ouvrir ?

Si on a la chance d’avoir dans sa cave un Lafite 82, alors la veille ou l’avant veille, il faut la sortir de la cave. Et la mettre debout, si elle ne l’était pas déjà ! Ça va faciliter la décantation : au lieu d’être sur un côté de la surface, tout le dépôt sera concentré au fond de la bouteille. Il y aura moins de particules qui flottent en surface. 

Ensuite, avant la dégustation, je conseille de s’équiper d’une petite lumière (de son téléphone par exemple). Quand on verse la bouteille dans la carafe, on vérifie à la lumière qu’on n’arrive pas jusqu’au dépôt. Quand on arrive vers la fin de la bouteille, et qu’il n’y a plus que du dépôt, on arrête.

Débouchage / ouverture d’une bouteille avec un tire-bouchon bilame

Ça peut aussi être intéressant d’avoir un tire-bouchon bilame chez soi. Lorsque les bouchons sont très vieux, la vis du tire-bouchon classique peut passer à travers. Donc pour les vieux millésimes, le mieux, c’est le bilame. Il se glisse entre le goulot et le bouchon, et il le pince. Il faut ensuite faire un mouvement de rotation, tirer en même temps, et le bouchon sort, même s’il est un peu sec ou abîmé. Quand je fais le rebouchage pour les vieux vins, je n’utilise qu’un bilame. 

Voilà mes astuces pour celles et ceux qui n’auraient pas beaucoup de matériel à domicile !

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