Le Journal / Racines

Déraciner

Un dilemme et une longue attente.

Pourquoi décide-t-on d’arracher un pied de vigne ? Comment procède-t-on ? Une discussion avec Eric Kohler, Directeur Technique de Château Lafite Rothschild et Château Duhart-Milon.

Scrollez

Cela fait plus de vingt ans que la silhouette élancée d’Eric Kohler parcourt les vignes de Château Lafite Rothschild et de Château Duhart-Milon. En toutes saisons, il observe, taille, goûte et compare.

Directeur technique des deux Châteaux, il y travaille depuis suffisamment longtemps pour avoir vu des parcelles être arrachées avant d’être replantées et retrouver, vingt ans après, leurs pleins pouvoirs.

“En vieillissant, un pied est de moins en moins productif… mais le risque, c’est la retraite précoce !”

Bonjour Eric, merci de nous accorder cet entretien. Commençons par parler de “Mamizelle”, cette parcelle du plateau de Lafite qui va être en partie replantée l’hiver 2023/2024…

Mamizelle est un joli nom, bien mérité pour une des stars de Lafite. C’est la parcelle à laquelle on est tous, sans doute, le plus attachés. C’est une des plus anciennes. Elle a été plantée en 1946 sur le point culminant du plateau. Tous les ans, sa récolte de Cabernet-Sauvignon est excellente et se fait une place dans l’assemblage du grand vin. Hélas, le rendement d’une petite partie de cette parcelle décline peu à peu depuis quelques années et devra prochainement être arrachée. 

Arracher un pied de vigne n’est jamais une décision facile à prendre. En vieillissant, un pied est de moins en moins productif, mais aussi de plus en plus qualitatif… Le risque serait la retraite précoce d’une parcelle pouvant encore produire de belles années.

Pour toutes ces grandes et vieilles parcelles, c’est un vrai dilemme de choisir entre complantation et arrachage.

“Il faut près de vingt ans entre l’arrachage d’une vigne et son retour à son plus haut potentiel.”

Complantation? Vous pouvez nous expliquer ?

Il y a deux façons de renouveler une vigne. La première consiste à ne pas arracher, ou plutôt à le faire au cas par cas. Cela s’appelle “complanter” : dans une parcelle de plusieurs milliers de pieds, on va remplacer les pieds qui meurent ou déclinent fortement et laisser vivre les autres. 

La deuxième, c’est un arrachage qui répond à sa définition : on arrache tous les plants d’une parcelle ou d’un morceau de parcelle, et on les replante après quelques années de repos.

Comment on les replante ?

On arrache après les vendanges, au début de l’hiver. On laisse ensuite la terre se reposer pendant trois ou quatre ans, parfois plus. Pendant cette période de jachère, on n’abandonne pas la terre, ça n’est jamais bon de laisser un sol nu. Au contraire, on en prend soin pour la régénérer. Suivant les caractéristiques de la parcelle, on sème des graminées ou des légumineuses. On ne les récolte pas, leurs productions sont progressivement enfouies, créant un couvert végétal qui nourrira ensuite la parcelle.

Après cette période de repos, on replante. Au bout de trois ans environ, nos jeunes vignes commencent à produire des fruits. Mais il faut encore attendre au moins dix ans, parfois quinze ou vingt, avant que leur récolte n’atteigne leur qualité optimale. Les toutes premières années, comme avec un enfant qui grandit, on veille avec attention au développement du pied de vigne, en s’assurant qu’il ait suffisamment d’eau, qu’il ne soit pas endommagé.

Arracher un pied de vigne, c’est un déchirement et une longue attente.

Réalisées par le photographe Nicolas Amaro à notre domaine Los Vascos.
Ces deux images capturent les structures racinaires exquises de nos vignes à différents stades de développement.
Les vignes matures comme celles-ci finissent par être arrachées pour faire place à de nouvelles vignes

« La nouveauté, à l’échelle de l’histoire millénaire des vignes, c’est qu’un pied est composé de deux parties : le porte-greffe et le greffon. »

« Nous sommes en train de mettre en place une sélection massale. On sélectionne dans chaque parcelle nos plus beaux pieds, on les marque et on les suit sur plusieurs années pour s’assurer de leur résistance. »

À ce stade, il est sans doute utile de faire un point de définition : qu’est-ce qu’un pied de vigne exactement ?

Tout le monde pense savoir ce qu’est un pied de vigne. On a tous en tête sa forme caractéristique et sa plantation en rangs. Depuis la fin du XIXe siècle, la majorité des pieds de vigne est composée de deux parties : le porte-greffe et le greffon.

Le greffon, c’est lui qui produit, suivant sa variété, les cépages que nous connaissons tous : Cabernet-Sauvignon, Merlot, Petit Verdot, Syrah, etc. Le porte-greffe, quant à lui, est plus anonyme. Souvent, seuls les vignerons connaissent. Or, il est essentiel. C’est lui qui est enraciné dans le sol et permet au pied de se développer. Si vous regardez bien au niveau du tronc, à peu près 10 cm au-dessus du sol, vous verrez un petit bourrelet, comme une cicatrice ancienne ; c’est la jonction entre le porte-greffe et le greffon.

Pourquoi ne plante-t-on pas les vignes directement dans le sol, sans porte-greffes ?

À cause du phylloxéra ! Ce petit puceron qui a ravagé les vignes françaises au milieu du XIXe siècle. Jusqu’à ce fléau, les vignes étaient plantées “franc de pied”. Or, elles ont pour beaucoup été ravagées par ce puceron. Pour les immuniser, on a décidé de les greffer sur des pieds de vigne américains résistants au phylloxéra. On a alors inventé le porte-greffe. 

D’où viennent aujourd’hui ces porte-greffes ?

Il existe quelques dizaines de porte-greffes, dont une vingtaine couramment utilisés. Chacun d’eux a ses caractéristiques, plus ou moins adaptés à un type de sol, de climat ou de greffon. 

Un porte-greffe illustre, “Riparia gloire de Montpellier”, a fait les beaux jours des grands terroirs du Médoc pendant des années. Le problème, c’est qu’il est peu résistant à la sécheresse. Le réchauffement climatique a imposé aux pépiniéristes de développer des porte-greffes plus adaptés… et aux noms parfois moins poétiques. À Lafite, on a par exemple le “420-A” ou le “101-14”. La mission des pépiniéristes est de les produire et de les lier aux greffons. 

Des racines profondes : à la fois délicates et intensément fortes, nos vignes s’enracinent profondément dans le sol, puisant les nutriments et les minéraux uniques de chaque terroir.

Peut-on en savoir plus sur ces greffons ?

On a longtemps acheté des pieds issus de clones. Aujourd’hui, pour continuer à améliorer la qualité de nos vignes, nous avons mis en place une sélection massale en choisissant dans chaque parcelle nos plus beaux pieds. Nous marquons et nous suivons chacun d’entre eux sur plusieurs années pour nous assurer de leur régularité qualitative. Quand cette dernière est confirmée, on “prélève du bois”, autrement dit on fait des boutures de ces plans stars, et on les transmet à notre pépiniériste qui va en assurer la multiplication.

Et ça fonctionne ?

Il n’y a pas de raison que ça ne fonctionne pas ! Mais je ne pourrai répondre que dans dix ans. En 2027, on devrait pouvoir replanter une partie de Mamizelle avec des plants issus de notre sélection massale. En 2033, on pourra commencer à avoir une idée de la qualité de ces jeunes vignes. Et en 2047, on en fera peut-être du Lafite. Vous avez votre agenda ? On reprend rendez-vous ?

Parfait ! Votre date sera la mienne.

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