Le Journal / Souffle

Duhart-Milon : le vent de l’Histoire

Comment un corsaire de Louis XV a-t-il donné son nom à un des plus grands vins de Pauillac ? L’historien Laurent Chavier a trouvé la réponse dans les archives.

Scrollez

Les amateurs de vin savent lire les étiquettes. Mais en regarde-t-on toujours les détails ? Prenez celle de Château Duhart-Milon, par exemple.

Le Château Duhart-Milon dans l’ouvrage Bordeaux et ses vins de Charles Cocks et Edouard Féret (7ème édition, 1898)

L’illustration, qui date de 1898, figure la propriété, les berges richement arborées de la Gironde… et au premier plan, un bateau amarré dont les voiles ont été descendues. Rien de très étonnant, penserez-vous peut-être. Mais que dire alors de ce drapeau tricolore qui flotte en haut du mât ? 

Derrière cette image, si paisible en apparence, se cache en vérité une histoire pleine d’aventures encore largement inconnues. Ce bateau, et ce drapeau, sont la marque de l’homme qui a donné son nom au Château : le sieur Jean Duhart, corsaire de Louis XV, venu finir ses jours sur le port de Pauillac. 

Un corsaire ! L’élite des marins de haute mer, à la fois marchands et maîtres de la bataille navale, les aventuriers du nouveau commerce mondial…

Plus petits et plus rapides : les navires corsaires étaient spécialement armés pour « la course »

Attention toutefois à ne pas confondre corsaires et pirates. Les pirates opéraient pour leur propre compte, écumant les mers à la recherche de bateaux à piller et se répartissant le butin, sans autre code que celui de l’honneur. Les corsaires, eux, opéraient pour le compte du Roi, et obéissaient à des règles très strictes. Ils ne pouvaient agir qu’en temps de guerre, où une “lettre de marque” les autorisait à capturer des vaisseaux ennemis.

Le nom de corsaire vient du latin “corsa” – la course. Car il s’agissait bien d’aller plus vite que l’ennemi, de manœuvrer de sorte à pouvoir l’aborder, s’emparer du bateau… et de ses marchandises. Ces dernières étaient revendues au port de débarquement, l’État prélevant un pourcentage de la recette. Les marins ennemis capturés, eux, étaient considérés comme prisonniers de guerre et souvent échangés contre rançon.

Les corsaires célèbres

On estime à un peu plus de 1 000 le nombre de corsaires français au XVIIIe siècle – des hommes dont le souvenir s’est le plus souvent perdu, en dehors des grands capitaines que furent Jean Bart, le nordiste, ou Surcouf, le Malouin, surnommé « roi des corsaires » en 1800.

… Et le sieur Duhart, alors ? Vérité ou légende ?

Pendant longtemps, on n’en a rien su. Mais voilà que l’historien d’art Laurent Chavier, qui collabore avec les Domaines Barons de Rothschild Lafite pour établir l’histoire du Château, a retrouvé la trace du sieur Jean Duhart dans un document daté de 1774 qui revient sur le début de la carrière maritime de notre homme.

Le brevet de capitaine de Jean Duhart, en 1774 (source : archives de Bordeaux)

Ce document est un brevet décerné par l’Amirauté de Guyenne, qui le consacre comme “capitaine, maître et patron” de navire, et qui égraine ses états de service. 

On y lit notamment que Jean Duhart a embarqué pour la première fois en 1752 comme volontaire, probablement comme “mousse”, à destination de Québec, sur le navire “La Renomée” [NDLR : comme le prouve cette archive, l’orthographe n’est pas vraiment   un souci au XVIIIe siècle… même dans les documents officiels.] Il retourne au Canada en 1760, en pleine guerre contre l’Angleterre. Et pas n’importe quelle guerre ! La “Guerre de 7 ans” (1756-1763) qui s’est déroulée en Europe, mais aussi en Afrique, en Amérique du Nord et aux Antilles, où les deux puissances étendaient déjà leurs empires coloniaux. Les historiens qualifient souvent ce conflit de « Première guerre mondiale ». On imagine déjà Jean Duhart, jeune marin tenté par l’aventure, embarqué sur un bateau de commerce, les cales pleines de vivres et les ponts armés de canons pour faire face aux bateaux anglais…

La ligne suivante nous apporte la preuve que nous cherchions : on y apprend qu’en 1762, il fut
“brûlé en course par la poursuite des Anglais”, sur le navire “L’Heureux”, fort mal nommé. 

“Brûlé en course” ? Nous n’en saurons pas plus, mais nous tenons notre preuve : Jean Duhart était bel et bien corsaire. 

En 1763, le Traité de Paris signe la paix entre la France et l’Angleterre. Jean Duhart revient à la marine marchande. Mais cela ne signifie pas la fin de l’aventure ! Car les pirates rôdent toujours sur les mers, et les risques sont constants sur des trajets qui peuvent durer plusieurs mois. Toujours basé à Bordeaux, Duhart enchaîne les missions transatlantiques. Les navires ont pour nom “Le César”, “L’Éléphant”, “La Henryette”, “L’Amitiés” (sic). Ses destinations ? La Louisiane, Saint-Domingue, Cayenne et la Martinique, avec des escales à Marseille ou sur la côte espagnole.

1. En 1771, Jean Duhart embarque pour Cayenne sur le Bélisaire. 2. La cargaison du Bélisaire : vins, farines et autres “victuailles” (source : archives de Bordeaux)

Que transportait-il donc ? Le brevet de capitaine ne le précise pas, mais on sait que le port de Bordeaux, à l’époque, se développe grâce au “commerce en droiture” avec les colonies. Les bateaux embarquent vins, tissus, vêtements et tous les outils dont les colons pourraient avoir besoin. L’histoire oblige à dire qu’ils embarquent aussi parfois des esclaves venus d’Afrique – même si cette “traite négrière” se développera surtout, à Bordeaux, à la fin du siècle. Après quelques semaines sur place, le bateau et son équipage reprennent la mer en direction de Bordeaux, les cales chargées de sucre, de coton, d’épices, de café et de cacao.

“A l’époque, le vin de Bordeaux s’exporte déjà un peu partout”, précise l’historien Laurent Chavier. “Et le vin de Pauillac est parmi les plus réputés.” C’est d’ailleurs ce vin qui va faire basculer le destin de Jean Duhart. Devenu capitaine en 1774, l’ancien corsaire se marie en 1778 avec Suzanne Casteja, héritière d’une grande famille bordelaise qui possède des vignes dans le Médoc. “On peut imaginer que Jean Duhart a connu la famille Casteja parce que ses bateaux chargeaient du vin au port de Pauillac”, poursuit Laurent Chavier. Une hypothèse qui se renforce quand on lit le contrat de mariage de Jean et Suzanne.

1778 : Jean Duhart et Suzanne Casteja se marient à la mairie de Pauillac

On y découvre en effet que le témoin du sieur Duhart est Nicolas Cochon, “négociant à Bordeaux”. Duhart et Cochon, deux noms de famille que l’on retrouve accolés sur des registres de navires marchands en 1774 et 1777. Le tableau d’ensemble commence à se dessiner.

Les époux Duhart s’installent sur le coteau de Milon, déjà un territoire de vignobles, et une nouvelle histoire commence

Suzanne et Jean, c’est l’alliance entre terre et mer. La riche propriétaire et l’aventurier.

Mais de leur histoire, on ne peut que faire une légende. Car après leur mariage, les sources se perdent.

Jean s’est-il assagi ou a-t-il poursuivi sa carrière ? Comment les époux Duhart ont-ils traversé la Révolution Française ? Peut-être le saurons-nous un jour. Mais pour l’heure, les archives restent muettes. On retrouve leur nom en 1806, dans un conflit d’héritage au sein de la famille Casteja. Puis plus rien jusqu’en 1839, quand meurt Suzanne. Sur sa tombe est indiqué sobrement : “Jeanne-Suzanne Casteja, veuve de M. Jean Duhart”. Elle est enterrée seule.

Tout concourt donc à penser que Jean Duhart, le jeune homme qui était parti chercher fortune en mer, y a également trouvé la mort. Mais c’est sur terre que vit encore son souvenir, dans un grand cru qui porte son nom. 

La suite de l’Histoire

Quand Suzanne Casteja meurt en 1838, le vin ne porte pas encore le nom de son défunt mari. 

Le couple n’ayant pas d’enfant, c’est le neveu de Suzanne, Pierre Casteja, qui hérite des 14 hectares de vignes. Celui qui deviendra plus tard maire de Bordeaux les réunit avec d’autres parcelles, mais il faudra attendre encore 30 ans (en 1868) pour que le vin du domaine prenne le nom de Duhart-Milon. 

Ces terres resteront dans la famille Casteja jusqu’en 1937. Cinq propriétaires vont ensuite se succéder, morcelant le domaine. Ce dernier est racheté en 1962 par DBR Lafite. Le vignoble est peu à peu réformé, le cru retrouve sa splendeur à partir des années 70. Les chais, eux, ont été rénovés en 2003. Aujourd’hui, la demeure qui était celle de Jean Duhart n’est plus. Reste son nom, et sa légende, désormais restituée. 

Étiquette Château Duhart-Milon 1995

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