L'expression bien connue des haltérophiles, épaulé jeté, est entrée dans l’imagerie œnologique grâce à l'illustrateur Michel Tolbert. Il est l’auteur de célèbres affiches pour le Bourgueil et le Chinon du domaine de Catherine et Pierre Breton - désormais visibles dans les bars à vin du monde entier.
Dans l’haltérophilie, après avoir soulevé la barre au niveau des épaules, l’athlète la lève au-dessus de la tête à bout de bras. Dans l’art du vin, l’amateur porte son verre à ses lèvres puis le vide d’une seule traite. Cul sec, comme disent les Français.
Dans le monde viticole, l’épaulé jeté serait une sorte de super pouvoir. Comment qualifier autrement la force spectaculaire de nos équipes des chais, capables de soulever une barrique au-dessus de leur tête ? Ou encore la puissance de nos porteurs qui hissent sur leurs épaules les lourdes – mais précieuses – caisses de raisins jusqu’à les charger sans dommage à l’arrière du tracteur ?
Le bon vin est issu de nos corps. Ces corps qui forgent et façonnent chaque étape de la production. Ces corps qui cueillent, transportent, soulèvent et trient les fruits. Ces corps qui tournent et retournent avec mille précautions fûts et bouteilles. Ces corps qui allument des bougies, éliminent la lie, fendent le bois. Et enfin, ces corps qui goûtent et perfectionnent les mélanges.
Dans cet article, nos vignerons laissent parler leur corps.
LONG DAI : Le triceps à l’épreuve du muret
YeKun dirige le vignoble de Long Dai. Il est responsable du chantier de l’un des nombreux murets destinés à protéger les plantations de l’érosion. Et il faut une sacrée endurance pour soulever et empiler soigneusement des pierres toute la journée !
YeKun raconte : « Nous avons 5 ou 6 travailleurs et 2 tracteurs pour transporter les pierres. Le muret mesure environ deux mètres de haut et tous les jours, nous le prolongeons d’une cinquantaine de mètres – soit 200 m³ de pierre ! Quand on déplace les pierres, c’est le dos et les bras qui fatiguent le plus… mais le travail ne me fait pas peur, ce n’est pas un problème pour moi ! Avant de la poser, il faut bien regarder la pierre, trouver la bonne face… et il faut bien penser à garder la pente du côté du talus. Si vous regardez attentivement, vous pouvez voir des fossiles incrustés dans le granit, d’anciennes créatures marines et des coquillages qui vivaient ici autrefois ».
Message d’intérêt général : n’oubliez pas de garder le dos bien droit quand vous soulevez une charge lourde !
Aussières : L’homme à la fourche
Pour produire l’Altan d’Aussières, nous avons recours à la méthode de la macération carbonique, un procédé qui consiste à mettre en cuve des grappes entières sans dioxygène pour obtenir une fermentation au cœur de chaque grain. Si les méthodes traditionnelles demandent l’usage d’une pelle, la macération carbonique nécessite, elle, une fourche afin d’extraire les grappes entrelacées, ce qui rend le travail plus long et plus pénible.
« Une personne en bonne condition et en forme peut réaliser deux cuves traditionnelles par jour. Mais deux cuves de macération carbonique ? C’est un sport à part entière ! »
Alors, quel est leur secret pour ne pas baisser les bras ?
« Le chocolat. Surtout les fins de semaine. Mais il est aussi essentiel de s’échauffer régulièrement, de faire tourner les équipes, d’éviter les mouvements trop répétitifs… et de faire des pauses café ! ».
Château L’Évangile : L’art de tourner en barrique
Le maître de chai Abboud Charbel supervise une opération de « micro-vinification » au Château L’Évangile. La micro-vinification consiste à mettre chaque parcelle de vignoble à fermenter séparément dans des tonneaux. On ouvre les fûts, qui sont alors remplis de raisins, qu’on refroidit au CO2 pour permettre une macération à froid – évitant ainsi tout risque d’oxydation. Deux fois par jour, les raisins sont pressés à l’intérieur du fût, puis roulés à la main, jusqu’à la fin de la fermentation alcoolique et l’élimination des résidus.
Pour ces héros de la micro-vinification, où est-ce que l’effort se fait le plus sentir ? « Dans les trapèzes et les bras, surtout quand on frappe les cerceaux des fûts pour les desserrer. Mais aussi dans les abdominaux et le dos à force de faire rouler les tonneaux. On les roule 8 fois d’un côté et 8 fois de l’autre… et ça, deux fois par jour ».
Et ça fait les muscles ? « Oui, un fût vide pèse environ 40 kilos ! Mais j’aime travailler de cette façon. Et j’aime aussi former des gens – ceux qui y prennent goût se découvrent des muscles dont ils ignoraient jusqu’alors l’existence ! ».
Rieussec : Se plier en quatre pour le botrytis
Les vendanges à Rieussec sont davantage de l’ordre du marathon. Un marathon qui demande à avoir constamment la tête penchée, et le dos à la fois fort et souple. Pour l’élaboration du Sauternes, on ne sait jamais quand commence et quand se termine la récolte. Il faut savoir tenir dans la durée car il arrive qu’elle débute en août et s’achève en novembre !
En plus de ça, précise le directeur d’exploitation du domaine de Rieussec, Mathieu Crosnier :« Il s’agit de sélectionner les grappes sur place, parfois grain après grain, en suivant des critères de maturité ainsi que l’évolution du botrytis cinerea, la “pourriture noble” nécessaire au Sauternes ».
Alors, comment les vignerons prennent-ils soin de leur colonne vertébrale ? « Les cueilleurs sont courbés toute la journée, un bon échauffement est donc primordial : nous faisons ensemble des exercices chaque matin, en accordant une attention particulière au dos ».
Pourtant, quand on lui demande quelle partie du corps est la plus sollicitée, Crosnier répond : « La tête ! C’est pareil pour tout le monde : on passe notre temps à se poser des questions – quels raisins choisir, quoi cueillir et quand. Il faut savoir quand commencer et quand attendre. Il faut garder l’esprit vif, être endurant. Et bien dormir ! ».
Duhart : Fabricants de tonneaux et de biscottos
Au Château Duhart-Milon, nos tonneliers effectuent chaque jour une série de gestes qui mettent à contribution tous leurs muscles pour fabriquer nos fûts Lafite de A à Z. Procéder au cerclage, c’est-à-dire à la pose des cercles de fer tout autour des tonneaux, peut paraître une simple étape. Mais le tonnelier doit frapper à de multiples reprises avec son marteau pour forcer le métal à adopter la forme du tonneau, et cela demande une certaine force. Des actions répétées qui sollicitent des zones musculaires bien précises, en l’occurrence le biceps.
Le tonnelier Jean-Pierre Sanchez explique : « Nous travaillons le bois uniquement à la main, étape après étape. C’est un métier extrêmement physique et qui nous sollicite du début à la fin – principalement les bras, mais au final le corps entier est mobilisé ».
Bodegas CARO : Les porteurs de CARO
À Bodegas CARO, nos vignerons transportent eux-mêmes leurs récoltes jusqu’aux tracteurs – donc, sans passer par des porteurs. Un acte héroïque ? A voir leurs muscles, capables de hisser des caisses d’une vingtaine de kilos de raisins au-dessus de leurs têtes (ou du moins de leurs épaules !) on n’a pas de mal à y croire.
« Il faut être robuste et endurant pour participer aux vendanges, nous explique le vigneron Javier Garcia. Les journées sont longues et intenses : on est à genoux, on soulève des caisses, pour les apporter le plus vite possible à l’autre bout du rang et ensuite les vider pour recommencer – et cela, du lever du soleil jusqu’à la fin d’après-midi ! La plupart du temps, on sent l’effort au niveau des épaules, parce qu’elles supportent tout le poids de la caisse, et au niveau de la taille. »
Faut-il impérativement s’étirer longuement avant de se mettre au travail ? « Me concernant, non ! Mais je commence toujours par y aller tranquillement, à mon rythme, jusqu’à ce que mes muscles s’échauffent et que je puisse commencer à forcer un peu plus. C’est ce que je conseille aux nouveaux : allez-y doucement d’abord et votre corps s’adaptera mieux à l’effort. Oh, et soulevez les caisses rapidement et avec conviction, en une seule fois, pour éviter de vous froisser un muscle ! ».
Viña Los Vascos : Le test de la tonte
À Viña Los Vascos, nos troupeaux de moutons sont des acteurs à part entière de la vie du domaine. Quand vient le printemps dans l’hémisphère sud, il est temps de les débarrasser de leurs manteaux d’hiver !
Nos tondeurs y veillent en perpétuant des gestes tous plus experts et sécurisés les uns que les autres – les humains et les bêtes peuvent en témoigner. Notre superviseur agricole, Cesar Pineda, travaille à Los Vascos depuis 28 ans. Personne ne connaît mieux que lui nos animaux, des bovins aux moutons en passant par les chevaux, jusqu’aux plantations de luzerne et d’avoine que nous cultivons pour les nourrir.
Il raconte : « L’une des tâches qui demande le plus de force, c’est la tonte des moutons. Il faut attraper les bêtes, une par une. Certaines sont particulièrement robustes, notamment les béliers. C’est pourquoi il faut connaître les gestes, sans quoi on risque de se prendre un coup dans la tête. Ce sont des animaux puissants et les bras s’en souviennent généralement. Le lendemain, on privilégie les activités pas trop physiques, pas trop pénibles ».