Le Journal / Racines

La société secrète des racines

Les racines autour des racines.

Un herbier (et un arboretum) des principaux voisins souterrains de nos vignes.

Scrollez
Multiculture : Ces deux images aériennes du Château Lafite Rothschild prises avec quelques années de décalage pendant la décennie 1970 montrent combien le domaine a évolué d’une monoculture de vignes à un paysage riche en diversité animale et végétale. Promouvoir la coexistence d’un grand nombre d’espèces non seulement embellit nos domaines, mais contribue aussi à rendre nos vignes plus fortes, saines et heureuses.

Personne ne peut vivre en totale autarcie. Il en est de même pour les vignes. Planter en compagnonnage, c’est-à-dire jumeler des cultures pour produire une symbiose entre elles, trouve ses origines dans la coexistence naturelle entre espèces. Pour les vignerons, c’est une pratique cruciale.

Les oliviers et les vignes vivent souvent en cohabitation, non seulement parce qu’ils s’épanouissent dans un climat similaire mais également parce que les oliveraies, plus résistantes, offrent aux vignes une bonne protection contre le vent. Au temps des Romains, il était courant de voir des vignes pousser sur des figuiers, des oliviers ou des noyers, non seulement parce qu’ils faisaient de bons treillis, mais surtout pour les énormes avantages offerts par leurs racines.

Un arbre, c’est un peu comme un iceberg.

Sa part enfouie, ses racines, est de loin la plus grande. Chez une vigne adutle qui occupe 10m2 de terrain en surface, les racines s’étendent sur près de 100 m2. Caché sous terre, ce système vasculaire extraordinaire est responsable de conduire l’eau, les hormones et les minerais. Il offre un ancrage au sol qui protège la plante en cas de tempête et sert à stocker des réserves pour survivre pendant la saison sèche. Enfin, il abrite un univers kaléidoscopique de micro-organismes dont nous apprenons chaque jour un peu plus l’importance pour la santé de la vigne.

Le microbiome (ou microbiote ou microbiome de la rhizosphère si l’on considère le volume principal du sol qu’il occupe) désigne l’ensemble des micro-organismes (moisissures, bactéries, oomycètes et archées) qui cohabite avec les racines d’une plante. Il peut être comparé au microbiome intestinal chez les humains. Si les recherches concernant ce dernier n’en sont encore à leur début, on sait déjà que l’intestin accueille 10 fois plus de micro-organismes que tout le reste du corps humain, et que son influence sur notre bien-être est inestimable.

Il en est de même sous terre. Les micro-organismes renforcent les fonctions immunitaires de la plante hôte. C’est ainsi qu’en relâchant des particules dans la rhizosphère, les plantes peuvent attirer les micro-organismes dont elles ont besoin pour stimuler leur croissance et leur santé. Nous commençons à peine à comprendre que ces micro-organismes font partie du pangénome des plantes et que ce sont eux qui facilitent l’interaction entre elles.

Autrement dit, lors qu’on prend soin des vignes, on entre en communication avec tout ce qui forme l’immense écosytème de leur rhizosphère.

Alors, célébrons les vignes qui enterrent leurs racines noueuses marron-noir presque un mètre sous la surface et se couvrent de nouvelles pousses blanches comme la neige, et célébrons aussi leurs meilleurs alliés :

Couverts végétaux

Chaque année, quand le froid approche, les vignerons utilisent un arbre de décision pour choisir les couverts végétaux les plus appropriés. Précisons que le but principal de ces couvertures est d’offrir une protection pendant l’hiver et non pas d’être récoltées. Elles aideront, entre autres avantages, à limiter l’érosion et à augmenter la fertilité du sol. Afin de déterminer les besoins des vignes de chaque parcelle, les équipes se fient à leur toucher et à leurs yeux, ayant aussi parfois recours à des petits drones pour une vue d’ensemble des pieds d’une même parcelle. Elles évaluent la vigueur, les rendements et la santé des plantes pour créer une bonne recette. Et voici quelques ingrédients de choix :

Avoine (Avena sativa)

Reine des couvertures végétales, l’avoine bénéficie d’une croissance extrêmement rapide et étouffe naturellement les mauvaises herbes. Armée de feuilles longues et de fleurs de petite taille, l’avoine est aussi un soldat héroïque tombé au champ d’honneur : si elle meurt en hiver, ses restes protègent la vie qui se trouve en dessous.

Vesce (Vicia sativa)

La vesce commune produit des fleurs pourpres aux pétales délicats en forme de voile et des gousses renflées. C’est une légumineuse comestible dont des restes carbonisés ont été découverts dans des sites néolithiques en Syrie et en Turquie. Elle offre à nos vignes une douce fraîcheur. Résistante à l’hiver, la vesce permet aussi de fixer l’azote de l’atmosphère ; voir trèfle.

Trèfle (Trifolium)

Grâce à sa grande capacité de production d’azote, le trèfle est vivement conseillé pour donner un coup de main à des vignes manquant de vigueur. L’azote, composant essentiel de la chlorophylle, est aussi un des éléments principaux des plantes saines. Il ne peut être fixé directement dans l’air et a besoin d’espèces végétales pour le capturer et le faire circuler dans les racines. Le trêfle est un de ses véhicules privilégiés qui lui permet d’être absorbé par les microorganismes laborieux présents dans le système radiculaire. Le trèfle offre aussi l’avantage supplémentaire de promouvoir des chasses au trésor pour attirer la bonne chance. Et Lafite récompense généreusement les chercheurs de trèfles à quatre feuilles.

Fétuque élevée ou festique rouge (Festuca arundinacea, Festuca rubra)

Et si par hasard la parcelle semble trop vigoureuse ? C’est la fétuque qui vient à l’aide. Plante exigeante, son système racinaire absorbe l’eau et l’azote, réduisant ainsi les quantités disponibles là où nécessaire.

La recette pour les couverts végétaux peut aller d’une simple monoculture jusqu’à un mélange complexe de variétés différentes. Au Château L’Évangile, nous avons baptisé notre mélange maison “Les Graines Folles”.

Aujourd’hui nous sommes des fans du mélange avoine, vesce, trèfle », nous dit Manuela Brando, directrice de R&D à DBR Lafite.

C’est un beau mélange car il comporte une céréale et deux légumineuses. On pourrait aussi y ajouter de la moutarde, qui correspond à une autre famille, celle des crucifères. L’idée, c’est d’incorporer la plus grande diversité possible”.

Les graines de l’avenir : À gauche, ce qui ressemble à des produits qu’on trouverait dans un marché aux épices n’est qu’une photo de l’ensemencement sauvage que l’on pratique au Château L’Évangile ; on utilise des mélanges “classiques” d’herbes et légumineuses et on les combine avec des espèces endémiques adaptées au climat local, telles que souci, plantain et pied-d’oiseau. Ces plantes apporteront des éléments nutritifs aux sols de nos vignes: elles attireront des insectes utiles et une faune variée utiles à leur développement.

Vous prendrez bien une thé ? Ou peut-être juste une tisane ? On vous épargnera l’infusion que nous appliquons sur les vignes du Château L’Évangile comme une teinture fongicide destinée à empêcher le développement de moisissures dans le vignoble.

Haies – trop nombreuses pour les énumérer en détail, elles comprennent le néflier (Mespilus germanica), le chêne vert (Quercus ilex), le nerprun (Rhamnus cathartica), le poirier commun (Pyrus communis) et la viorne lantane (Viburnum lantana).

Un des grands défis récents pour Lafite a été de connecter les 200 hectares de marécages du domaine avec le vignoble de façon à créer un système d’irrigation naturellement autosuffisant. La solution ? Planter des haies.

Déterminer le meilleur emplacement pour une haie d’espèces locales n’est pas facile ; il faut considérer l’élévation et l’orientation des grandes surfaces ainsi que les couloirs d’air, afin de ne pas conduire involontairement du vent froid vers une parcelle en particulier. Et bien sûr il faut aussi tenir compte des tournières.

En plus de leur importance pour la délimitation du terrain et l’irrigation, les haies attirent de nombreuses espèces qui occupent ses différents “étages”. Mousses, fleurs, insectes, petits oiseaux et mammifères : un beau pari pour la biodiversité.

Camomille (Matricaria chamomilla), ortie (Urtica), prêle des champs (Equisetum arvense), achillée millefeuille (Achillea millefolium), valériane (Valeriana officinalis), écorce de chêne blanc (Quercus alba).

Les équipes des domaines bordelais ont, elles aussi, fait appel à ces compagnons naturels tant en surface que sous terre. Nos domaines sont riches en herbes et fleurs médicinales. Alors comment leur donner une seconde vie ? Eh bien, en préparant une ‘tisane’ qui sera ensuite aspergée sur les vignes.

La camomille et l’achillée agissent comme un baume après le givre”, nous dit Manuela Brando. Et avant les premières gelées, la valériane, une essence utilisée également par les humains, favorise le repos. Et si des moisissures apparaissent, l’écorce de chêne est un remède naturel.

Comment prépare-t-on la tisane ? Si l’aire à traiter est relativement réduite, il suffit de remplir une casserole avec de l’eau et de la porter à ébullition, exactement comme si on préparait du thé à la maison, sans sucre ni lait. Par contre, s’il s’agit de grandes surfaces, on dispose de “bouilloires” de 400 litres dont la température et la macération sont contrôlées avec précision. À l’Évangile, une des recettes maison est une tisane anticryptogramique dorée qui limite la prolifération non désirée de moisissures.

Notre magicienne résidente Juliette prépare une cuve de tisane au Château L’Évangile ; ses spécialités vont de la prèle des champs à l’ortie, sans oublier la camomille, la bourrache, l’oseille et le souci, ou un mélange multi-herbes !

[Remarque : lorsqu’il s’agit de tisanes agréables au palais humain, nous recommandons vivement le thé de feuilles de boldo à Viña Los Vascos. Servi sur des glaçons, rien de mieux que ses notes herbacées pour soulager la chaleur des après-midis estivaux au Chili.]

Ce romarin qui pousse vers le soleil à Bodegas CARO servira aussi pour accompagner une bonne viande.

Rose (Rosa rubiginosa)

À Rieussec on trouve un rosier en tête de chaque rang de vignes. En plus d’attirer les insectes pollinisateurs (ce qui contribue à la diversité bien que les vignes s’auto-fécondent) le parfum des roses servait, selon de vieilles histoires de vignerons, à guider le cheval afin qu’il s’engage dans le rang suivant. Le rosier, plante très sensible, est traditionnellement décrit comme système d’alerte précoce. Mais, comme nous l’explique Manuela Brando, les roses de Rieussec sont surtout là aujourd’hui pour embellir nos rangs de vigne. Un bon vigneron doit en effet être capable de déceler les signes avant-coureurs d’une maladie avant que le rosier ne l’attrape.


Romarin (Salvia rosmarinus), Origan (Origanum vulgare), Thym-citron (Thymus citriodorus)

Au Domaine d’Aussières, protégées dans une vallée circulaire au sud de Narbonne, les herbes méditerranéennes poussent un peu partout dans le sol riche en fer. Leur parfum enivrant s’accentue davantage sous le soleil du Midi. Outre leurs propriétés antibactériennes, antivirales, antifongiques et antiparasitaires, la volatilité de certaines de leurs molécules permet aux vignes de bénéficier de leurs notes herbacées. À leur tour, les grands eucalyptus (Eucalyptus globulus) qui s’imposent devant certaines parcelles à Los Vascos apportent un soupçon de fraîcheur aux notes chaudes du Carmenère et du Cabernet-Sauvignon.

Pin d’Armand (Pinus armandii)

En Chine, dans la vallée du Qiu Shan, au-delà des terrasses plantées de vignes de Long Dai et des fruitiers qui les entourent (cerisiers, pommiers, arachides), on trouve de vastes forêts de pins. Nos vignerons à Long Dai appliquent des copeaux de ces pins pour créer une “moquette” ou paillis d’hiver. Dans tous nos domaines on produit les paillis à partir d’éléments que l’on trouve localement. Au Château L’Évangile, par exemple, on utilise de la paille obtenue des pâturages voisins, tandis qu’à Los Vascos on se sert des coques de noix.

Si le vigneron cherche la complexité dans le vignoble, alors le vinificateur cherchera la complexité dans le vin”, nous dit Manuela Brando. “Aujourd’hui nous travaillons à une échelle colloïdale, c’est-à-dire au niveau des particules du vin. Chaque jour nous apprenons un peu plus sur leur façon d’interagir, que l’on peut comparer à un système racinaire, où toutes les molécules communiquent entre elles. À la fin, tout ceci aboutit à des vins plus authentiques dont les arômes plus délicats retiendront mieux leur caractère grâce à une structure tannique plus riche et onctueuse. Des vins très authentiques, c’est ça”.

L’esprit de famille...
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