Le Journal / Racines

Premier jour au Château Lafite Rothschild 

Une fiction de l’arrivée du Baron James de Rothschild à Pauillac.

Le 7 septembre 1868, Le Constitutionnel écrivait : “M. le baron James de Rothschild a quitté Paris, se rendant à Château Laffitte, Médoc, dont il vient de faire l’acquisition.” Et après ? Nous avons demandé au romancier et poète Bernard Chambaz de se glisser dans la peau et l’esprit du Baron.

Scrollez

Pendant longtemps, nous n’avons pas su si le Baron James avait pu venir à Lafite après l’acquisition du Château Lafite en Août 1868 et avant sa mort à la fin de cette même année. Grâce aux recherches réalisées pour notre Almanach, nous avons découvert le fin mot de l’histoire. Celui-ci tient sur les deux lignes, fautes d’orthographe incluses, d’une brève d’un grand quotidien de l’époque, Le Constitutionnel.

Cela nous a donné envie d’imaginer cette visite et de demander au romancier et poète Bernard Chambaz de se glisser dans la peau et l’esprit du Baron.

“M. le baron James de Rothschild a quitté Paris, se rendant à Château Laffitte, Médoc, dont il vient de faire l’acquisition.”

Oui, moi James de Rothschild, baron mais peu importe la baronie, âgé de soixante-seize ans, j’ai les jambes solides et le cœur léger, je pourrais encore monter à cheval si je le voulais mais je ne danse plus depuis un bail, je suis en règle générale de bonne humeur parce que la vie me sourit, bien sûr, mais aussi parce que c’est plus simple comme ça. 

Je suis parti aux aurores de la gare toute neuve quai d’Austerlitz et j’ai toujours autant de plaisir à voyager en chemin de fer. Les heures y sont d’une richesse infinie. Certes, je ne m’ennuie jamais, ni à mon bureau ni en dehors, mais il me semble que le train suscite une allégresse permanente. Nous venons déjà de traverser la Garonne et je vais accomplir un rêve vieux de trente ans.

J’ai toujours beaucoup aimé la peinture mais je sens que je vais autant aimer les vignobles. Le plus beau, bien entendu, c’est mon Rembrandt. Le porte-étendard avait appartenu au roi d’Angleterre. Désormais je le contemple à loisir. Il est fier et frais, il parade, on voit qu’il est amoureux de sa femme Saskia. Il a un certain chic, lui aussi, dans les marrons et les beiges, le regard franc, un chapeau à plumes phénoménal, des mains que je ne me lasse pas de regarder, des mains de Rembrandt. 

J’aime un peu moins les peintres. Ingres, paix à son âme, était vaniteux comme un dindon, geignard, mais soyons juste il a fait un beau portrait de Betty. Quel besoin avait-il pourtant de raconter que cette toile était une contrainte et une malédiction, qu’il avait dû la recommencer « en mieux », en raison de son obsession des détails. A chacun, son portraitiste ; Betty a eu le maître, j’ai eu un des élèves. Flandrin, ce n’est quand même pas rien. On dit qu’il exceIlait dans les tableaux de femme. Toutefois, il  prêtait de la solidité et de la vigueur, c’étaient ses mots, à mon portrait. S’il me paraît parfois un peu flou, c’est à cause de ma vue qui baisse. Ou bien en raison de la vapeur qui embue la vitre du wagon où mon visage se superpose étrangement au panorama. 

A quoi je ressemble quand je me regarde ? A un homme entre deux âges, le regard franc, un aspect assez massif, un certain chic dans les marrons et les beiges, la main gauche posée sur une canne, un gant dans l’autre main, le genre très classique. Depuis, j’ai vieilli ; je me ressemble, en plus tassé, en un peu moins solide et vigoureux. Cependant, je me préfère à travers cette nouveauté de la photographie. Disderi a inventé un procédé qui permet de fabriquer des cartes de visite et considère son activité comme une industrie et comme un art. Une de ses photographies me flatte : je suis en pied, en haut de forme, on pourrait croire que je suis grand, j’ai une canne à la main mais cette fois-ci c’est la main droite. Dans un instant, c’est elle qui donnera le bonjour à mes hôtes sur le quai de la gare de Bordeaux.

Demain matin, je prendrai le bateau à vapeur. Il me conduira au débarcadère de Pauillac et, en dix minutes de calèche, je serai au château. A priori je devrais y rester deux journées. J’en profiterai pour passer chez mon neveu Nathaniel qui a déjà acquis les vignobles attenants de Château Mouton. C’était l’année de la première Exposition universelle où je ne sais qui eut la merveilleuse idée de réunir l’Industrie et les Beaux-Arts, mes deux dadas, et où les chambres de commerce se décidèrent à établir le classement des crus du Médoc. Lafite était un premier cru. Lafite, avec un seul f et un seul t, contrairement à mon adresse à Paris et au banquier que j’ai sauvé de la faillite autrefois. Je l’ai acheté pour une somme coquette que certains jugent astronomique. Nous serons donc le 7 septembre. J’adore l’organisation et j’adore les coïncidences. J’arriverai le jour où commencent les vendanges.

*

On dit que “la position de ses vignes est une des plus belles du Médoc”. Voilà ce que j’avais lu et qui m’avait plu. Alors, j’ai voulu voir, de mes yeux, voir. Je suis venu. Et j’ai vu. Ce que je vois m’enchante. 

Depuis le quai du village, tout est une fête. La douceur de l’air, l’éclat de la végétation, l’allure de la calèche, l’allée qui mène au château. J’ai été accueilli par Emile Goudal, le descendant de toute une dynastie de régisseurs très réputée, son grand-père Joseph, son père Monplaisir, une garantie sans égale. Il me fait une très bonne impression, les pieds sur terre, l’œil vif, l’accent chantant même si certains mots m’échappent. Il me prodigue des explications et j’évite de l’interrompre avec des questions saugrenues. La fite est un mot gascon qui signifie une butte et, par chance, ses croupes sont avantageuses. En quelques phrases comme sorties d’un livre d’histoire, il me confirme ce dont je m’étais assuré avant la vente : que le marquis de Ségur avait développé la qualité de ses vins et avait su les promouvoir ; que le marchand de grains néerlandais Vanlerberghe n’avait pas dérogé aux principes et que “les propriétaires n’avaient reculé devant aucune dépense pour porter au plus haut degré de perfection les mille soins que réclament la vigne, la vinification et les vins au chais”. 

La succession s’est donc déroulée il y a un mois, le 8 août. Ce fut une vente publique animée ; deux de mes avoués ont fait monter les enchères contre la coalition des négociants bordelais. La description des communs est un avant-goût du bonheur que les Lumières nous ont promis : “vastes chais, cuvier contenant vingt-deux cuves, tonnellerie, grange, écurie pour six chevaux, remise pour quatre voitures, parc de huit paires de bœufs”. Le vignoble compte 63 hectares ; mais je n’oublie pas les 73 ares et les 60 centiares, moi qui ai la charge de mettre en place une association internationale pour uniformiser les poids, les mesures et les monnaies.

Goudal m’expose ensuite les raisons de la rare qualité de ces terres, un sol formé par des graves ou graviers, par les argiles et les sables, favorable au drainage, idéal pour les cépages, des cabernets et des cabernet sauvignons qui ont le goût de cassis. Après cette présentation, nous faisons quelques pas sur la butte entre des rangs de vignes avant de redescendre. Aussitôt, il me fait visiter les chais, admirer les cuves, toucher les barriques. 

A midi, je goûte l’ombre sous le plus large des deux grands cèdres sur l’immense terrasse, d’où nous avons une vue splendide. J’imagine les pavillons que nous pourrons y dresser pour les réceptions et la tranquillité quand les pavillons seront démontés. Je veux bien croire que le château soit de style Louis XIII, c’est vite dit, mais il possède une élégance qui n’obéit ni à la symétrie ni à la grandeur et le jus beige de la façade a une sobriété de bon aloi. Le rez-de-chaussée comprend de nombreuses pièces et dépendances, dont un salon de billard. L’étage offre une dizaine de chambres avec cabinets de toilettes, des chambres pour les domestiques, une lingerie, une repasserie et une fruiterie. La propriété comprend encore les marais, des canards et des bécasses qu’il sera toujours possible de chasser, des plantations d’acacias pour lier la vigne, des jardins d’agrément et des jardins potagers. L’endroit est si idyllique que je finirai peut-être par regarder pousser les petits pois comme Napoléon à Sainte-Hélène. 

Selon le régisseur, plusieurs millésimes sont exceptionnels. Depuis ma naissance, j’ai relevé 1795, 1798, 1801, 1802, 1814, 1815, 1818, 1834, 1841, 1846, 1847, 1848, 1858, 1864. Les listes tiennent du luxe et de la simplicité. D’habitude, je m’en tiens plutôt à la liste des relevés de comptes et à la liste des chevaux qui ont gagné le Prix du Jockey Club. Aujourd’hui, je songe à une liste des heures et des jours que je pourrais passer ici. 

Un portrait original du Baron James de Rothschild, qui est accroché dans le salon du Château Lafite Rothschild.
Reproduction en miniature du portrait (Ingres, 1848) de l’épouse du Baron James, Betty de Rothschild, qui s’est installée au Château après la mort de son mari en 1868.

L’année 1868 a déjà bien commencé avec la découverte de l’homme de Cro Magnon financée par un jeune banquier londonien, la naissance de mon petit-neveu Lionel Walter qui donnera le nom de Rothschild à la girafe à cinq cornes découverte lors d’une de ses expéditions africaines et l’ouverture au public de la ligne de chemin de fer du Mont-Cenis. L’année continue à un bon rythme ; les affaires tournent et notre pays rayonne avec la nouvelle Exposition universelle où j’ai goûté un tokay doux au pavillon autrichien et emprunté un ascenseur à frein de sécurité américain. 

Tout ceci ne m’empêche pas de m’inquiéter des bruits de bottes en Prusse et j’ai à nouveau éconduit ce chenapan de Bismarck. Jamais je n’oublierai le bombardement de Francfort en 1796, j’avais quatre ans. Le seul souvenir du bruit de la canonnade, de la vision des flammes, de l’odeur de chair brûlée, la détresse des populations, ont nourri ma détestation de la guerre. Jamais je n’oublierai non plus les félicités de la numismatique héritées de mon père. Il avait eu l’idée d’un catalogue des pièces de monnaie ancienne dont il faisait le commerce. Avec la dot de ma mère, il avait ainsi constitué un fonds substantiel, ce que mon cousin au troisième degré, Karl Marx, nomme accumulation primitive dans ce pensum qu’il vient de publier, Le Capital. Et il avait pu se lancer dans des opérations bancaires propices qui avaient permis d’obtenir l’émancipation des juifs et l’égalité des droits civiques. 

A vrai dire, je ne lis pas souvent les grands philosophes, même les allemands, et je ne distingue pas vraiment la raison pure et la raison pratique. Mais on ne m’enlèvera pas de la tête l’idée que Kant a raison quand il exalte les vertus du cosmopolitisme. S’il faut lire, je lis plutôt le Journal des chemins de fer et un roman par an. Les frères Lévy m’ont envoyé au début de cette année leur Balzac tout neuf en huit volumes, relié demi-cuir, illustré, sous prétexte que Balzac m’aurait pris comme modèle pour son baron de Nucingen. Le propos me fait rire, tant il nous permet de jauger l’imagination parfois extravagante des romanciers et la myopie des critiques. Par ailleurs, je n’ai rien à redire à l’expression “riche comme Rothschild” que je dois à un dénommé Stendhal qui, lui, ne me doit rien.

Quant aux poètes, j’ai été servi. Heine, encore un cousin au troisième degré, tournait autour de Betty. Je ne suis pas mesquin, mais il s’est consolé avec une grisette qui vendait des chaussures. Son oncle Salomon, banquier, a résumé le sujet d’une phrase à laquelle je souscris : “S’il avait appris quelque chose d’utile, il n’aurait pas à écrire des livres”. Les musiciens me font de la peine. Si j’en avais eu le courage, avant de prendre le train, j’aurais traversé Paris pour rendre visite à ce pauvre Rossini, cerné par les maladies, qui s’amusait à répéter qu’il ne composait plus mais qu’il se décomposait. A l’inverse, la Patti s’est mariée ce 31 juillet, en robe de satin blanc, avec un écuyer de l’empereur qui a bien de la chance. Selon Le Figaro, qui connaît la musique, elle reprendrait bientôt sur scène le rôle de Rosina. Les journaux sont à l’ordinaire bien informés. Une brève du journal Le Constitutionnel avait annoncé mon départ pour le Médoc. Je me demande si une autre brève annoncera mon retour.  

*

J’ai pris congé de mon nouveau château et de mes vignes avec une pointe de regret. Je forme le vœu d’y revenir bientôt, avec mes fils, et avec Betty si la perspective lui plaît. Avant mon départ, j’ai réuni nos vignerons pour leur dire ma confiance et mes exigences. J’ai ajouté que je ferai construire une école pour leurs enfants et que mes reproches ne seraient jamais que des gronderies bonasses saupoudrées au gros sel. 

Sur le ponton du débarcadère, j’ai éprouvé un léger vertige. Il paraît que j’ai le teint jaune. Je n’ai jamais aimé me regarder dans une glace, je ne vais pas commencer aujourd’hui. Mais cette couleur me rappelle le bon temps où j’avais les cheveux roux et, par la-même, l’époque de ma jeunesse où nous devions porter une pièce de tissu distinctive sur la manche. Jaunes aussi les reflets du soleil sur la vigne, jaunes les bottes du marchand van Heythuysen sur le Frans Hals que j’ai acheté naguère, jaunes les murs du salon où j’ai passé l’après-midi à me reposer après la visite des vignobles, jaunes les canaris dans la cage en osier de la chambre aux oiseaux. Jaune encore l’ananas confit que j’avais ramené de Nice pour la Patti afin de la remercier pour le récital qu’elle nous avait donné. Jaune enfin la guitare en noyer de notre pauvre Salomon. 

D’après le docteur Louis, mon teint s’expliquerait par un accès de jaunisse. Elle viendrait d’une fragilité du foie et mes démangeaisons en seraient les symptômes. Dès mon retour à Paris, j’irai consulter. Mais j’ai vraiment l’impression que si tout allait vite depuis longtemps, tout s’accélère encore. J’étais déjà vieux, me voici malade. Nous verrons bien ce qu’il en sera et quelle bouteille de quel cru j’aurai le plaisir de boire avec mes enfants, à ma santé d’abord et à la leur. 

Pour le moment, je suis vivant et bien vivant. Je suis sur le point de traverser la Garonne, dans l’autre sens, et ses eaux me semblent plus marron qu’à l’aller. On me dit que ce sont des orages en amont qui en sont la cause et qu’ils sont assez fréquents à cette saison. Ce matin même, les vignerons m’ont encore rappelé quelle attention scrupuleuse il fallait accorder aux états du ciel. 

Goethe, qui a grandi à deux pas de mon ghetto, l’a dit avant moi : “En toutes choses, il vaut mieux espérer que désespérer”. Mais on lui a aussi attribué ces mots par les quels commence l’hommage à Delacroix, le jour de son enterrement :

“Messieurs,
les morts vont vite”.

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