Le phylloxéra a fait sa première apparition dans la Gironde en 1869, le Médoc étant la dernière région affectée. Au Château Lafite Rothschild, le parasite a été repéré en 1876. Paradoxalement, la saison précédente avait été l’une des plus généreuses du siècle, ayant produit 246 barriques de vin à Lafite ; par contre, le millésime 1876 n’a produit que 83 barriques et le volume est resté en dessous de 200 pendant plus d’une décennie. En Angleterre, les rumeurs affirmaient que les vignobles du Médoc avaient été détruits et abandonnés. Pourtant loin de la réalité, la chaîne des événements fut un bel exemple de l’adage “un malheur n’arrive jamais seul” : la coulure sévissait, le mildiou causait des ravages et la météorologie ne laissait aucun répit. Le printemps 1879, par exemple, a été désastreux, avec une floraison insuffisante et une coulure qui précéda un été également horrible.
Vers 1880, le phylloxéra ne cessait de se répandre. Mais, heureusement, il y avait en même temps une course contre la montre pour trouver une solution. Cette même année, un certain Monsieur Gastine inventa le “pal injecteur”, un instrument pour traiter les vignes phylloxérées en injectant du sulfure de carbone dans le sol, mais qui nécessitait plus de 12 litres d’eau par plant de vigne. Un usage excessif que seuls les grands domaines pouvaient se permettre.
L’année suivante, pourtant, le botaniste français Alexis Millardet, devenu célèbre grâce à sa “bouillie bordelaise”, un mélange fongicide sans égal pour combattre le mildiou, publie ses Notes sur les vignes américaines et opuscules divers sur le même sujet, où il propose une solution plutôt ironique mais toutefois efficace pour enrayer la crise. Ce serait les mêmes plants qui introduisirent la maladie en France qui allaient sauver les vignes européennes de la débâcle. En greffant des cépages français sur des pieds américains, il créa une vigne hybride qui serait désormais résistante à l’attaque du phylloxéra.
L’invention de Millardet fit naître deux camps rivaux parmi les viticulteurs : d’une part les “américanistes”, qui adoptèrent la méthode dès qu’il leur fut possible, et d’autre les grands crus plus méfiants comme Lafite, qui craignaient que le greffage entraîne une baisse de la qualité. Il aura fallu douze ans après la découverte de la nouvelle technique et presque vingt ans après le signalement du parasite pour que Lafite surmonte ses réticences et accepte enfin de greffer ses vignes sur des pieds américains.
De nos jours, on trouve encore quelques foyers de vignes préphylloxériques, notamment une poignée d’hectares de Narello Mascalese autour du Mont Etna en Sicile et des petits vignobles de Ribeyrenc dans le Languedoc. Mais il s’agit de rares exceptions. Pour la plupart des viticulteurs français et italiens, le greffage se révéla comme le seul moyen fiable pour assurer la résistance des cépages européens.