Le Journal / Racines

Un travail acharné

Un conte à suspense mêlant clones, greffons, chimères et greffes en oméga.

Le greffage des vignes est une opération quasi-magique qui permet de fusionner un rameau sur un pied de vigne déjà établi pour créer un nouveau plant génétiquement combiné.

Scrollez
À Bodegas CARO, les vignes triées pour l’analyse sont marquées afin d’identifier les candidats au prochain greffage.

C’est grâce au greffage des vignes que les vignerons européens de la fin du XIXe siècle ont pu faire face au phylloxéra, cette plaie qui a failli anéantir les vignobles du continent. Mais aujourd’hui, et malgré toute la terminologie rétro futuriste qui l’entoure, il se pourrait qu’on doive tester son efficacité de nouveau.

Qu’est-ce que le greffage ?

Greffer consiste simplement à implanter un rameau d’un plant de vigne (le greffon) dans un pied de vigne établi (le porte-greffe). Utilisé depuis des siècles et dans plusieurs continents, le greffage comprend diverses techniques : greffe en écusson, greffe en fente, greffe en couronne, greffe à l’anglaise simple et greffe à l’anglaise compliquée, lesquelles ont toutes largement contribué au développement de la greffe en oméga, comme nous le verrons plus tard. 

Comme dans une greffe d’organes, dans une greffe botanique réussie le greffon et le porte-greffe se fusionnent en un organisme génétiquement combiné (bien que chaque composante retienne sa propre identité génétique pendant toute la vie du plant). 

Le greffon tire ses forces du porte-greffe qui, à son tour, devient son hôte. L’énorme éventail de combinaisons possibles permet aux viticulteurs d’implanter n’importe quel greffon dans une variété quelconque de porte-greffe. C’est donc le greffon qui détermine le cépage.

A Rieussec, nos équipes prennent le temps après la taille, de trier les boutures. Chaque branche sera divisée et étiquetée pour être envoyée à l’analyse, pour identifier les forces et faiblesses génétiques, servir de porte-greffe dans notre pépinière, ou pour parfumer délicatement une viande sur un barbecue !

Le grand fléau du vin français.

Vers le milieu du XIXe siècle, le “phylloxéra de la vigne”, grand fléau du vin français, ravagea presque la moitié des vignobles de l’hexagone, une histoire malheureusement bien connue des viticulteurs et des amateurs de vin. Le coupable ? Daktulosphaira vitifoliae, un puceron au dos élargi de couleur jaune-brun originaire d’Amérique du Nord. On pense qu’il est arrivé à bord de bateaux à vapeur. Plus rapides que les voiliers d’antan, ils franchissaient l’océan en quelques jours, permettant à l’insecte de survivre à la traversée. La maladie fut à l’origine de bien des cauchemars chez les vignerons : les insectes colonisent les souches des vignes, et, c’est en les perçant pour se nourrir de la sève qu’ils leur injectent des toxines.

Alors que la plante commence son déclin, les insectes la quittent pour une vigne saine. Quand les premiers signes de la maladie se manifestent, il n’en reste plus aucun puceron sur le pied de vigne.

Des insectes enivrés : Une édition de 1890 de la revue Punch Magazine publia cette bande dessinée avec la légende : “le plylloxéra, un vrai gourmet, trouve les meilleurs vignobles et s’attaque aux meilleurs vins”

Le phylloxéra a fait sa première apparition dans la Gironde en 1869, le Médoc étant la dernière région affectée. Au Château Lafite Rothschild, le parasite a été repéré en 1876. Paradoxalement, la saison précédente avait été l’une des plus généreuses du siècle, ayant produit 246 barriques de vin à Lafite ; par contre, le millésime 1876 n’a produit que 83 barriques et le volume est resté en dessous de 200 pendant plus d’une décennie. En Angleterre, les rumeurs affirmaient que les vignobles du Médoc avaient été détruits et abandonnés. Pourtant loin de la réalité, la chaîne des événements fut un bel exemple de l’adage “un malheur n’arrive jamais seul” : la coulure sévissait, le mildiou causait des ravages et la météorologie ne laissait aucun répit. Le printemps 1879, par exemple, a été désastreux, avec une floraison insuffisante et une coulure qui précéda un été également horrible. 

Vers 1880, le phylloxéra ne cessait de se répandre. Mais, heureusement, il y avait en même temps une course contre la montre pour trouver une solution. Cette même année, un certain Monsieur Gastine inventa le “pal injecteur”, un instrument pour traiter les vignes phylloxérées en injectant du sulfure de carbone dans le sol, mais qui nécessitait plus de 12 litres d’eau par plant de vigne. Un usage excessif que seuls les grands domaines pouvaient se permettre. 

L’année suivante, pourtant, le botaniste français Alexis Millardet, devenu célèbre grâce à sa “bouillie bordelaise”, un mélange fongicide sans égal pour combattre le mildiou, publie ses Notes sur les vignes américaines et opuscules divers sur le même sujet, où il propose une solution plutôt ironique mais toutefois efficace pour enrayer la crise. Ce serait les mêmes plants qui introduisirent la maladie en France qui allaient sauver les vignes européennes de la débâcle. En greffant des cépages français sur des pieds américains, il créa une vigne hybride qui serait désormais résistante à l’attaque du phylloxéra. 

L’invention de Millardet fit naître deux camps rivaux parmi les viticulteurs : d’une part les “américanistes”, qui adoptèrent la méthode dès qu’il leur fut possible, et d’autre les grands crus plus méfiants comme Lafite, qui craignaient que le greffage entraîne une baisse de la qualité. Il aura fallu douze ans après la découverte de la nouvelle technique et presque vingt ans après le signalement du parasite pour que Lafite surmonte ses réticences et accepte enfin de greffer ses vignes sur des pieds américains. 

De nos jours, on trouve encore quelques foyers de vignes préphylloxériques, notamment une poignée d’hectares de Narello Mascalese autour du Mont Etna en Sicile et des petits vignobles de Ribeyrenc dans le Languedoc. Mais il s’agit de rares exceptions. Pour la plupart des viticulteurs français et italiens, le greffage se révéla comme le seul moyen fiable pour assurer la résistance des cépages européens.

L’art de la greffe.

Aujourd’hui, on arrache des parcelles de vigne en rotation, laissant le sol se reposer pendant un ou deux ans avant de replanter. Ceci veut dire qu’un domaine bien géré aura environ 5% de ses parcelles au repos à un moment quelconque. 

On apprend par expérience à distinguer le moment de donner une pause à une parcelle, bien que la tentation d’ajouter une année supplémentaire soit toujours présente. Les jeunes et innocents penseront peut-être que les vignobles établis et leurs plants aux belles formes noueuses sont là depuis bien longtemps. Pourtant, il faut préciser que la qualification de vieilles vignes s’applique à partir de l’âge de quinze ans et que les vignes produisant des raisins dans un vignoble tel que Château Lafite Rothschild n’ont que 45 ans en moyenne. La plupart des parcelles donnent de bons rendements pendant une cinquantaine d’années avant d’être arrachées. Au Chili, Los Vascos possède une parcelle âgée de presque 60 ans dont les raisins sont encore excellents, et à Lafite on trouve même quelques vignes centenaires. Le temps venu, on greffera autant de ces plants de qualité que possible.

Chaque année on prélève des spécimens du sol du vignoble pour analyse et on commande les pieds de vigne aux pépinières un an à l’avance. Les porte-greffes sont méticuleusement sélectionnés selon les exigences et le potentiel de la parcelle qui les accueillera. Les viticulteurs créent des liens solides avec les pépinières qu’ils estiment fiables, celles qui offrent les meilleurs porte-greffes et emploient les greffeurs les plus habiles. Les pépinières cultiveront les porte-greffes commandés et les délivreront en masse au printemps suivant. Les viticulteurs prendront alors la tâche d’inspecter les meilleures vignes du domaine pour les jumeler aux porte-greffes, envoyant à la pépinière les greffons jugés les plus aptes par leur rendement et leur qualité pour y être greffés. Chaque année, un domaine tel que Lafite plantera environ 30 000 vignes, toutes greffées.

La greffe est une opération complexe qui requiert une grande habileté. Un novice peut avoir un taux de succès d’à peine 15 à 20%, même avec un guide expert, tandis qu’un greffeur professionnel à temps complet peut atteindre jusqu’à 90%. De toute évidence, le secret de la réussite réside principalement dans la qualité de la coupe. Créer une surface vasculaire aussi grande que possible pour assurer la soudure des vaisseaux des deux plantes est prioritaire et pour cela une technologie appelée machine Oméga a été développée. Disponible aussi en version portable, elle doit son nom à la forme de la lettre grecque homonyme qu’elle apporte à la coupe et qui fait correspondre le greffon et le porte-greffe comme deux pièces d’un casse-tête.

Et pourtant, le greffage n’est pas infaillible. Parfois les greffes ne prennent pas ou bien les vignes ne sont pas suffisamment vigoureuses. Par exemple, à Los Vascos nous avons remarqué que le Syrah est sensible au dépérissement. La déshydratation représente un risque majeur pour les jeunes plants, ce qui explique la décision de planter au printemps pour profiter du temps doux et humide. Mais indépendamment des précipitations, planter là où l’on a arraché un ancien cep pose aussi un problème de concurrence, car les anciennes vignes avoisinantes, plus exigeantes, absorbent davantage de nutriments et peuvent laisser le jeune plant en déficit nutritionnel. Il faut également considérer qu’en viticulture on plante toujours pour l’avenir. Cependant, vue la longue durée et les incertitudes liées au processus, il faut quand même s’attendre à avoir des pertes, car les nouveaux plants ne seront vendangés avant trois ans au minimum. 

Vers l’âge de cinq ans, les ceps sont déjà établis, mais ce ne sera qu’après dix ou quinze ans que les vignes atteindront leur qualité maximale.

À Los Vascos, on utilise de la cire pour paraffiner la soudure des deux sections greffées.
À leur arrivée à la pépinière, les jeunes plants sont traités avec soin afin d’en assurer l’enracinement.
Finalement, les nouvelles vignes sont prêtes pour être plantées dans nos vignobles et y développer tout leur potentiel ; ici, à Rieussec.
Cuttings removed from the chosen vines are carefully studied to select the strongest genetic contenders, before the grafting process can begin.

Passé historique, avenir parfait.

Le pouvoir qu’ont les solides racines anciennes de donner vie, non seulement à leur propre espèce mais aussi à tout autre cépage cherchant à être adopté, possède un aspect quasi-féerique qui tisse une histoire à laquelle nous tenons beaucoup. Et ceci non seulement pour son rôle dans la cadence répétée de notre calendrier, mais aussi pour les trésors mystérieux qu’il pourrait encore nous révéler. Le greffage nous a déjà sauvé et il n’est pas impossible qu’il le fasse à nouveau. Le défi principal de tout vignoble est de durer dans le temps. Dans un monde où les saisons se transforment devant nos yeux et où l’avenir est incertain, le greffage constitue un outil extraordinaire pour adapter nos vignobles à des conditions climatiques changeantes. Au fur et à mesure que les étés deviennent plus chauds, le sol plus sec et les pluies plus abondantes, le greffage fera partie de notre stratégie de résistance dans nos domaines. Il pourra aussi tracer de nouveaux chemins dans des régions dont le potentiel viticole s’étoffe en même temps que le paysage se modifie.

Comme toujours, on n’obtiendra le succès qu’à travers un travail acharné.

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